Albert Lemant à Barbouilly-les-bouses
Bagnères-de-Bigorre, l'inspiration pour Barbouilly-les-bouses
Le site de Bagnères-de-Bigorre est fréquenté durant l'Antiquité. Des vestiges des bains romains du « Vicus Aquensis » ont été exhumés. Au Moyen Age, la cité entourée de remparts exploite également les sources. Puis, entre le XVIème et XVIIIème siècle, la station, qui continue de croître, est fréquentée par l'aristocratie (Jeanne d'Albret, le duc du Maine, entre autres) et se caractérise par son importante quantité d'établissements thermaux privés.
Bains et hôtel de Tivoli © Thuret Julien © Inventaire général Région Occitanie © Université de Pau et des Pays de l'Adour
Pionnière du thermalisme moderne, en particulier dans les Pyrénées, Bagnères-de-Bigorre connaît une expansion considérable tout au long du XIXème siècle, participant à l'essor du balnéarisme mondain qui se développe en France et en Europe.
Les Hautes-Pyrénées. 465. Bagnères-de-Bigorre : piscine des thermes. © Toulouse : phototypie Labouche frères, [entre 1918 et 1937]. © Carte postale, Conseil Départemental de la Haute-Garonne, Archives départementales, 26 FI 65 693
L'auteur
Albert Lemant est peintre graveur et illustrateur. Il a commencé par publier ses dessins dans des revues comme à Suivre, le Fou Parle, Dada, en France et à l'étranger. Il a travaillé pendant 10 ans pour le compte d'HK portfolio, une agence à New-York. Il a publié à ce jour une vingtaine de livres dont un a reçu le soutien du CRL Midi-Pyrénées ("Bogopol", éd. Panama). Il a participé à de nombreux salons et expositions personnelles et collectives en France, Suisse, Belgique, Pays-Bas, Allemagne, Espagne, Pologne...
L'histoire : Du rififi à Barbouilly-les-Bouses
? La paisible station thermale de Barbouilly-les-Bouses fut, on s’en souvient, cruellement endeuillée par une série de morts mystérieuses à la fin de l’hiver dernier. De mauvais esprits ayant colporté l’hypothèse fantaisiste d’une piste criminelle, nous avions jugé pertinent, à la « Gazette des Bains », d’y dépêcher Joseph Rouletabosse, notre fameux reporter.
Ses notes et ses rapports circonstanciés, envoyés dans le plus grand secret à la rédaction du journal, auraient mérité une publication quotidienne si nous n’avions eu peur de choquer les âmes sensibles. Nous ne l’avons donc pas fait.
Néanmoins, et dans le seul but de ne pas passer à la trappe l’une des pages les plus controversées de l’histoire du thermalisme, en voici quelques extraits :
17 avril 1896, 6 h 30.
Arrivé en gare de Barbouilly-les-Bouses. Crachin, odeur de fumier.
Voyageurs aux visages couverts de furoncles. Bousculades.
Sur le mur du quai, une réclame vante les bienfaits de la cure :
« Si ton derme est menacé ; le pachyderme, c’est ta panacée ! »
Te voilà prévenu, Rouletabosse !
C’est du lourd, du très lourd…
? Notes :
Docteur Lascagagne (Isidore). Médecin des armées du Bas-Rhin et de la Haute-Vessie.
Du bienfait des bouses pachydermiques sur les maladies du derme et de l’épiderme. 1845.
p. 56-57. Extraits :
« Lorsqu’en 218 av. J.-C., Hannibal traversa les Pyrénées à la tête de 80 000 mercenaires et de 27 éléphants, nul n’aurait imaginé que les défécations monumentales laissées par ces pachydermes dans le lieu-dit du “Vall Barbouli-dé-Bigorra” se seraient, au fil des siècles, calcifiées, décomposées puis transformées en un trésor du thermalisme régional.
Le hasard voulut en effet qu’en 1805, alors que j’officiai comme jeune médecin dans un hospice militaire local, on m’amena un hussard en convalescence souffrant d’une grave maladie de peau. Il venait de glisser d’un toit, la nuit précédente et dans des circonstances douteuses, en plein dans un bourbier marécageux et fétide connu depuis des lustres comme le “marais des caguères d’éléphants”.
On l’en avait retiré, gluant, puant, mais guéri ! J’étudiai les boues. Je fus stupéfait de leurs pouvoirs régénérants. J’en tirai vite des conclusions.
Barbouilly-les-Bouses était né ! (…) »
? 7 morts en 3 mois, ça fait mauvais genre.
L’officier touristique me l’a confirmé : le curiste n’aime pas le mélo ! Madame préfère la romance, monsieur préfère l’opéra-bouffe, le Grand Guignol ; très peu pour eux ! La plupart des victimes ayant été retrouvées dans les bains de bouses fumantes les annulations n’ont pas tardé. On fuit les suaires, on met les voiles. On met un terme à ces thermes. On se rue vers d’autres destinations. L’éléphant n’a plus la cote. La mode est versatile. À qui profite le crime ? Simple question de bon sens. Matière grise contre matières fécales.
Cherchons l’infâme…
Pourtant, me soutient le docteur Shimelpernick, chef carabin (de vapeur), avec un fort accent alsacien, tout ne serait que coïncidences. À d’autres !
Il n’est pas encore né celui qui roulera Rouletabosse…
? 2 mai 1896.
.
9 h. RV avec l’inspecteur Boutefigue. Son verdict : c’est un coup des Prussiens.
10 h. RV avec Mgr Doudou, évêque. Sa théorie : il y a du Satan là-dessous.
15 h. RV avec Mme de Guillemettes, curiste mondaine, qui m’en apprend de belles. Pistes à creuser dès ce soir.
18 h. RV avec Johnny, valet de bains. « Because le cornac ! », me dit-il.
Qui dit cornac, dit éléphants…
22 h. RV avec Singh Khan, cornac hindou. En échange de quelques billets, l’enturbanné me fait visiter le « hall aux éléphants ».
M’explique dans son baragouin que les bains traditionnels issus des fermentations des bouses « hannibaliennes » ayant perdu toutes leurs qualités thérapeutiques au fil du temps, la Société des Bains aurait fait venir, en secret, une douzaine de pachydermes du Rajasthan afin d’en utiliser leurs excréments. J’entrevois la tromperie. Le Singh n’a pas le temps d’en dire plus. Meurt dans mes bras d’une congestion soudaine en criant : « Donnerwetter ! »
Ce qui ne me semble pas très hindou…
? 12 mai. L’affaire, comme le temps, s’assombrit. Cette nuit, ai secrètement visité les stalles du « hall aux éléphants », là où soi-disant est récoltée la bouse servant à l’élaboration des fameuses fumigations. Mais pas plus de bouses que de beurre en branche ! Point de pachydermes non plus.
Néanmoins, une intense activité règne ici : des dizaines d’individus masqués et vêtus de combinaisons jaunes s’affairent autour de centaines de cochons roses. Je me plaque contre le mur. Enfer et damnation, mes narines gauloises ne me trompent pas : ce sont bien des effluves de saumure et de choucroute qui flottent dans l’air. Quelqu’un siffle. Je reconnais avec effroi les premières mesures de Tannhauser… Aurais-je mis l’auriculaire sur une énorme Konzpiration ?
Comme dirait Jeanne d’Arc :
« Ma main au feu qu’il y a du Teuton là-dessous ! »
? 18 mai. Malédiction. Pourvu qu’il ne soit pas trop tard. Dans quelques jours, dans le cadre d’un « Tour de France des thermes », le président Félix Faure et son ministre de la Guerre, le général Billot, afin d’assoir la prépondérance de nos patriotiques eaux thermales sur d’éventuelles concurrentes, doivent venir prendre les boues, ici, en grande pompe, à Barbouilly-les-Bouses…
Ma tête à couper qu’un horrible attentat se prépare. Mon flair légendaire ne peut se tromper. J’en suis sûr maintenant, les meurtres précédents n’étaient qu’un « tour de chauffe » pour les sbires prussiens qui, comme des rats, ont investi les souterrains des termes, ont remplacé les éléphants gaulois par des porcs bavarois et ont vilement substitué les nobles bouses pyrénéennes par d’infâmes remugles de choux et de lard !
Aaah… Quelle vision dantesque que celle de notre président trempant dans un bain de choucroute ! Et quelle victoire ce serait pour le kaiser Guillaume…
L’honneur des thermes français est en jeu…
Vite, Joseph Rouletabosse, fais carburer tes méninges…
? Titre de la Gazette des Bains du 28 mai 1896 :
La guerre des eaux n’aura pas lieu !
Par Joseph Rouletabosse, envoyé plus que spécial.
Le complot est enfin déjoué ! La choucroute ne sera pas garnie !
La garbure est de retour, les éléphants et les curistes aussi…
Quel soulagement pour la paisible station de Barbouilly où, depuis hier soir, le calme est enfin revenu dans les bassins de bouses. On trempe, on fume, on dégouline à nouveau, sans aucune crainte, car les fourbes ont été, grâce à votre serviteur, démasqués, arrêtés, jugés en urgence et réexpédiés manu militari à Baden-Baden, station thermale du Bade-Wurtemberg bien connue pour l’exploitation du lisier de porc à des fins germano-dermatologiques.
À vous, chers lecteurs, de penser ce que bon vous semble, nous n’irons pas, quant à nous, extrapoler sur ce terrain glissant. La raison d’État nous obligeant à ne pas révéler les circonstances exactes de cet épisode scabreux, nous nous bornerons à souligner qu’un statu quo aurait été trouvé entre le belliqueux kaiser et notre glorieux président.
« Trempe qui veut, mais où il veut ! », aurait affirmé ce dernier.
« Ja wohl ! », aurait convenu le Prussien.
Gageons que pour les décennies à venir, il ne devrait plus y avoir de problème entre nos deux grandes nations…
Vive, donc, les hommes de bonne volonté et longue vie aux bouses d’éléphant en Bigorre !