Colette Mazabrard à Lamalou-les-bains

Un récit, des fragments, pour une histoire de la douleur de Paul né de Paul.

Lamalou-les-Bains, charme et douceur

Les sources de Lamalou sont découvertes au milieu du XVIIème siècle à l’occasion de recherches minières et exploitées à partir du XVIIIème siècle par les seigneurs du Poujol. Lamalou-les-Bains connaît un développement considérable au XIXème siècle : deux nouveaux établissements thermaux (Lamalou-le-Haut puis Lamalou-le-Centre) et plusieurs buvettes voient le jour dans le vallon du Bitoulet. Rendue accessible par le train en 1889, la station s’enrichit de nombreux hôtels et villas, ainsi que d’un casino-théâtre et d’un parc thermal.
Villa du Dr Ménard © Marc Kérignard © Inventaire général, Région Occitanie
Avec le déclin du thermalisme, Lamalou-les-Bains se réoriente à partir de 1950 vers la rééducation fonctionnelle et la traumatologie.
L’hôpital et le Grand Hôtel des bains © Archives départementales de l’Hérault

L'autrice

Colette Mazabrard a grandi en Rhône-Alpes. Elle enseigne les lettres classiques dans un lycée de Toulouse, après les avoir enseignées en région parisienne, puis à New-Delhi, en Inde. Elle n'a jamais cessé de fabriquer ce qu'elle appelle « son petit cinéma », bricolant des montages de textes et d'images, de voix. Elle pratique la photographie argentique, dessine un peu, glane beaucoup. Elle a publié des textes dans des revues de cinéma ("Les Cahiers du cinéma", Vertigo), elle a aussi réalisé des lettres radiophoniques diffusées par Colette Fellous dans ses Carnets nomades sur France-Culture. Elle écrit des textes hantés par les paysages et les marches qu'elle y effectue. Ses livres portent les traces de cette appropriation du monde par la marche, ils gravent les empreintes des images et des voix levées par les pas. Ils en sont le corps.

L'histoire

? Tu veux dire une douleur. Comme si en dire l'histoire allait dénouer les rets de mémoire brumeuse, les inquiétudes dans lesquels la terreur serre encore, à des générations de distance. L'origine de la douleur, tu la fais remonter aux frères Paul, tous deux nés de Paul, l'enfant abandonné confié à l'hospice de Rodez, mis en nourrice par les sœurs Saint-Vincent-de-Paul puis au travail dans une ferme. Tu la croyais là, disparition violente, dans le cimetière de l'église St-Pierre-de-Rhèdes. Tu les aurais trouvés côte à côté, dans le petit carré militaire, à côté des frères Cavaillé, à côté de (composé en capitales) DOMPS Salvator 1895-1918, mort pour la patrie le 15 juillet 1918, regrets (éternels effacé) et de (la typographie se répète : mêmes caractères étroits, sobres) BRUNIQUEL Léon 1883-1915 à mon époux et père bien-aimé (cœur en pierre, médaillon ovale enchâssé avec Léon Bruniquel, fils de Claude Bruniquel, cerclier, et de Colombe Foulhié, de trois-quart, mains fines), capitaine au 296e mort pour la France à Bruay Pas-de-Calais le 15 janvier 1915 à l'âge de (illisible). À côté de BADARIOTTO Joseph 1886-1915 (cœur blanc effacé), à Lourdes nous avons prié pour toi, à la grotte nous avons prié pour vous. Ou encore reposant éternels près de PIJUAN Ulysse 1884-1915 (cœur blanc presque effacé), à la Main de Massiges (Marne) à l'âge de 31 ans, regretté de sa famille. Les martinets siffleraient sur leurs stèles tandis que les armoiries, fiers cerf et cheval, casque et étoiles, veilleraient sur le caveau d'Eugène de Fontenay, au-dessous de l'église romane. Tu les aurais trouvés là, sous les stèles bordées de 3 bandes verticales leur donnant un petit air d'art déco – elle t'avait dit : Allez voir le cimetière, un vrai petit Père-Lachaise ! –, reposant éternels sous l'ange bras ouverts, bâtisseur ou bien pèlerin chérubinique. La douleur aurait remonté à ce carnage-là : des corps tranchés, mutilés. Tu aurais lu : « PAUL Henri 1874-1915 Ici (dans un cœur) repose PAUL Henri mort pour la patrie, Regrets éternels » et « PAUL Justin, 1887-1917 À notre fils chéri et bien-aimé, Justin, médaillon ovale, mort pour la France au Chemin des Dames le 16 avril 1917 Regrets éternels. À Lourdes j'ai prié pour toi. » Une main rageuse aurait raturé « pour la France » et inscrit « assassiné par Nivelle ». Mais tu n'as rien trouvé de cette douleur-là. À la place : la mention « disparu » sur une fiche militaire, un bordereau d'embarquement en Application de la loi du 30 mai 1854 sur la transportation des condamnés, barré en diagonale par trois lettres capitales au crayon rouge et gras : DCD.
Alors, pour tenter de dire cette histoire de la douleur, le cheminement de la honte, ses fulgurances paniques, je scrute des lieux, des lumières tremblantes. Je convoque les contemporains sinon les témoins. Et ces fantômes, je les fais surgir et les dispose, comme le faisait la fillette qui, assise au sol, installait dans la terre et les brindilles, petits soldats, voitures, fragments d'objets dont les configurations reconstruisaient des mondes. Je les extrais de leurs feuillets parfois jaunis ou diaphanes, gardant l'empreinte de la page posée plus d'un siècle au-dessus d'eux, aux bords cornés, et les convoque : Léon Privat, le docteur, Henri Révoil, l'architecte, Emmanuel d'Alzon, le prêtre, promoteurs de la Maison de santé destinée à accueillir « les baigneurs de la classe ouvrière et les indigents ». En cette fin de siècle, trois hommes face à la douleur. Ils se sont rencontrés auprès du Dr Privat quand il était encore médecin-inspecteur, D'Alzon les a convaincus d'édifier une œuvre de charité. Je les dispose avec le chœur des sans-nom, ouvriers, paysans, pauvres et indigents, journaliers de la deuxième moitié du XIXe, dans l'espoir sinon de redresser un corps douloureux (maintenant cet espoir est vain : le corps est devenu lumière, oiseaux, papillons, feuilles d'amandier, le corps bruisse dans le vent, les arbres, les nuages et les vagues de l'océan, le corps est emporté par les cris des martinets, par les guêpiers stridents), mais peut-être dans l'espoir de quitter ce besoin de toujours réparer, corriger, redresser. Dans l'espoir d'accepter la mort des objets, la déchéance des corps. Je les convoque dans mon petit théâtre, mon petit cinéma de la douleur, je les prends là, retirés des brumes des archives et les imagine, les écoute, dissipant le sortilège de la terreur, dissolvant les paniques, défaisant la sidération. Je les dispose et regarde comment ils se débrouillent, eux, avec la douleur, comment eux réparent et détordent les corps, redressent les édifices romans, relèvent les âmes blessées.


? [Je dispose Révoil, l'architecte]

L'homme rêve. Je le prends là, face à l'église St-Pierre-de-Rhèdes. Il établit le relevé pour son ouvrage consacré à l'architecture romane du Midi de la France. Cette église l'emplit d'une joie silencieuse, profonde. La plume dessine, les martinets tournent et crient. En mémoire, les mots adressés par Viollet-le-Duc, depuis Paris assiégée, quelques années plus tôt. L'ami lui écrivait de travailler. Il le plaignait sincèrement mais rien ne consolerait du deuil de l'épouse morte. Travailler, redresser le pays, sans se laisser emporter par les chagrins privés. Alors quand la douleur vrille trop violemment, quand la plume saute hors les doigts ou que son bec déchire le papier, de sa main gauche Révoil soutient et pousse la main recroquevillée et travaille. Dessiner, redresser les monuments qui menacent ruine, rendre son lustre à cet art délaissé, dont la spiritualité émane de formes simples, rustiques. Malgré les sensations de fusées électriques qui l'empêchent de pointer un compas ou de tenir un crayon, malgré la douleur qui brûle la cuisse, il sort au grand air et mesure, décrit, prélève les signes lapidaires des « maîtres anciens ès pierres », les traces laissées par les tâcherons. Saint Pierre… « Lève-toi et marche ! ». La plume coincée entre le pouce et les doigts noués caresse des feuilles d'acanthe, des incrustations de basalte, une croix de Saint André, avant de s'attarder sur l'ange sculpté en haut à droite. Le Père d'Alzon y voit un orant : l'homme aux bras levés tient dans la main gauche une gourde, une croix pattée, et, dans la main droite, un bâton de pèlerin. La posture de triangle s'évasant vers le haut, la forme du visage créent une perspective inversée : plus on s'éloigne et plus on grandit vers le ciel, plus on ouvre, plus on offre. Puis la plume suit la frise des dix têtes plates qui soutiennent l'attique, façade ouest. L'avant-dernière avec ses volutes a des airs de bélier revêche, mais la dernière est sa préférée : la face méditative, les paupières baissées, sourit. C'est donc là que Révoil rêve pour la commande que d'Alzon et Privat lui ont confiée : élever la chapelle Notre-Dame-de-Pitié attenante à la Maison de santé, on ne relèvera pas les corps sans relever les âmes.


? [Je dispose PRIVAT, le médecin-inspecteur]

Le Dr Privat se méfie des théories. Certes les eaux minérales ne sont pas une panacée infaillible, du moins consolent-elles de la douleur des rhumatismes, ces doulous. De l'observation patiente jaillira la vision générale. Le rhumatisme noueux aurait une singulière disposition barométrique. Privat dit le climat de Lamalou doux, les habitants robustes. On récolte la châtaigne, l'amande, l'olive, le raisin et autres fruits du Midi. Quant aux eaux, une pellicule irisée et miroitante se forme à leur surface ; au bout de quelques jours, les sels calcaires et magnésiens laissent un goût légèrement styptique. Il dit aussi que l'eau véritablement vit. Sur un rythme régulier, elle a des poussées. Privat observe les traces du passé, sous les roches devine le cheminement des eaux, les filons métallifères. Le lieu, s'imprégner du lieu. Suivre la leçon d'Hippocrate : au médecin qui s'installera dans une ville, il lui faudra étudier les airs, les eaux, les lieux. Alors il note que, l'été de l'épidémie cholériforme, la fin du printemps avait été pluvieuse, puis les orages rares. Il observe la colonne barométrique, les vents dominants, fait le lien entre les tempéraments, les mœurs et le développement des affaires névropathiques, traque le génie pathologique des maladies épidémiques. Observation 2, diathèse rhumatismale. Cette ouvrière de 34 ans, lymphatique, constitution délabrée, est sujette à des attaques depuis l'âge de 14 ans. Douleurs thoraciques et abdominales persistantes, malade retenue au lit 4 années. On transporte cette infortunée à La Malou : amélioration inespérée. Il convient de boire au griffon même de chaque source. La paraplégie de cet enfant de 11 ans, lympathique, délicat, s'est produite au moment où il jouait avec une poignée de porte en cuivre. 8. Un homme de 48 ans, doué d'un tempérament bilieux et sanguin, d'une forte constitution, se sent pris de roideur. Les tiraillements et contractions irradient au point qu'il lui arrive même d'être obligé de grimacer. L'eau vit. Elle vit et pousse. Aux approches des orages se produit un dégagement subit et très notable de gaz. L'eau charrie alors du minerai, se trouble, sa masse d'eau bouillonne. 11. Ce patient nerveux, bonne constitution, habitant la campagne, subit deux attaques. La sensibilité est très obtuse dans les membres affectés. Le malade est obligé de se regarder marcher, le sol lui semble élastique. Une première cure amène une amélioration sensible à une femme de la campagne, atteinte depuis 18 ans d'un rhumatisme universel survenu à la suite de couches. Les eaux procurent un sentiment de bien-être et comme d'expansion à ceux qui entrent dans la piscine, de légèreté et même, disent-ils, de prestesse inaccoutumée. Sans doute impriment-elles un surcroît d'énergie aux fonctions digestives. Ce patient a usé et abusé de la vie et de la santé, sans mesure aucune. Il s'adonne avec passion aux chagrins poignants et aux études les plus sérieuses. Ces corps repliés, que la douleur assiège, Privat écrit qu'il ne peut pas ne pas vouloir les redresser. Cette patiente, sujette à ce qu'elle appelle des crispations dans la tête, apprend la mort d'une voisine qui vient de succomber à une attaque de choléra. Elle se sent frappée d'un coup à la nuque avec tournement de tête : on dirait une personne ivre et très habituée à s'enivrer. Une saison de 40 bains, 12 douches a suffi. Aux diverses causes d'affaiblissement inhérentes à la position de cet agriculteur de 50 ans atteint de paraplégie est venue s'ajouter une vraie fureur pour le coït à ce point que l'acte est suivi de la perte immédiate de la conscience de l'existence. Prétend n'avoir réussi à dormir qu'une heure en 9 mois. Dès le 8ème bain, cet homme mange, dort. Chaque crise de cette ménagère de 41 ans, lymphatique, nerveuse, est précédée par la sensation comme de corpuscules rouges disséminés dans l'air. Il survient des mouvements convulsifs dans les membres et de l'écume à la bouche. Cette jeune personne délicate, lymphatique, a été prise de chorée partielle et de douleurs erratiques. Il écrit qu'ici aussi on s'insurge parfois de tant de douleurs humaines sous les beaux arbres ! On est gêné, à l'heure du verre d'eau au parc de l'Usclade, de croiser ces corps crispés, ces jambes roides soutenues par des béquilles, ces corps auxquels la douleur donne des formes si impressionnantes. Allée et Pont des Soupirs, au rocher des Pêcheurs, ou encore en promenade à la Fontaine du Danseur indien, on est saisi d'effroi devant les mains tremblantes, les articulations nouées qui puisent l'eau des « sources chantantes ». On déplore même, dans les gazettes, « le défilé lamentable des béquilles et voiturettes » qui, à cinq heures du matin, commence aux piscines.


? [Je dispose Emmanuel D'Alzon, le prêtre]

« Vous l'appellerez Notre-Dame-de-Pitié. ». Face à la douleur, D'Alzon élève les âmes. Ici on soigne les rhumatismes noueux, ici on relève les corps. La charité – reconnaître la figure du Christ dans le pauvre – ne se sépare pas du progrès spirituel. Destiné par ses origines à la carrière militaire, il choisit les ordres. On dit que son zèle ardent, lors de cures à Lamalou, a emporté Privat et Révoil. La perfection religieuse passe par la charité (ma vie, c'est le Christ), le rapprochement avec le peuple. Au lieu de rallier les légitimistes, il investit pèlerinages, presse, éducation. Saint Pierre appelle à remettre debout les personnes fragilisées, les blessés de la vie. Comment relever des âmes ? Nous ne pouvons plus, de nos jours, simplement exercer la charité. L'ouvrier, le journalier n'en veulent plus. La Maison de santé ne sera pas gratuite mais offrira son secours pour une somme qui restera modique. La charité n'est plus aumône. Certes, les œuvres catholiques sont seules à apporter secours aux pauvres : sociétés de charité maternelle, crèches, asiles, orphelinats, ouvroirs pour les jeunes filles pauvres, assistance aux indigents, vieillards, étrangers de passage, organisation des caisses de secours, colonies de vacances pour garçons… mais désormais l'ouvrier veut gagner son pain, et le payer à un prix abordable. Il voit dans l'aumône subordination aux notables et la refuse. Grâce à la Société Saint-Vincent-de-Paul, nous créons Cercles catholiques, conférences et les ouvriers de Bédarieux quittent les tavernes où l'on agite le tumulte clérical et militariste, où l'on vante les pionniers de la raison qui seuls feront traverser la longue et douloureuse nuit… Il faut voir les fêtes, les adorations nocturnes du Cercle catholique ! Avec quelle ferveur se mêlent ouvriers sociétaires ou candidats ! Avec quelle piété, rassemblés au pied de l'autel, ils reçoivent le Dieu qui seul peut donner à l'ouvrier comme à l'homme du monde le bonheur sur cette terre !

 


? [Je dispose Paul, le journalier indigent]

L'indigent, le malade pauvre de la fin du XIXe, cet ouvrier, ce paysan, je l'invente là ou plutôt le reconstitue à partir des fantômes qui remuent encore les brumes du corps-mémoire. Je le prends là ce Paul aux yeux azur, journalier, brutal quand il a bu, mais d'une affectation bourrue, maladroite, le reste du temps (il songe à ses fillettes : il les voit  courir toutes les deux, surtout Idanou – elle s'en va comme un petit perdreau…). De vous, travailleurs pauvres, carriers, bourreliers, bûcherons, foudriers, les archives ne conservent guère de traces. Votre nom figure parfois sur la liste établie par le conseil municipal des « personnes qui, en cas de maladie, doivent être soignées gratuitement par le médecin cantonal ». Un patron parfois se plaint de vous, vous dit « nanti de tous les vices, ivrogne invétéré, fourbe et hypocrite ». Vos enfants figurent sur la « liste dressée de concert avec Mr le Curé des élèves indigents qui doivent fréquenter gratuitement l'école publique ». Si trace on trouve de votre vie, ce n'est que dans des archives de police. On vous devine à travers la rumeur des états-civils. En 1886, on recense les professions de maître d'hôtel, cuisinier, domestique, fille de chambre, contrôleur des bains, jardinier, mercière. Abric Victor est limonadier, Ernestine Trégandier fille de chambre, Augustine Belleville lingère, François Blayac rentier, Aristide Gayraud cafetier, Charles Prunel pâtissier, Pierre Mouret négociant, Joseph Sablairol postillon, Sophie Bonnafous lessiveuse, Rosalie Selariès vachère, Gracien Cavaletto glacier, Pierre Lapeyre libraire, Jean Cassagne mineur, Jean Bories tapissier. Dans la même maison vivent Narcisse Escarro, carrier ainsi que Casimir Bertolo, Rémond Côme né en 1876 et Ramon Côme, né en 1844. En 1891, Marc Daune, journalier, vit dans la même maison qu'un cultivateur, son épouse et leur fille vannière. Émile Cancel, 22 ans, est vétérinaire. Célestin Vazals bottier de 19 ans vit avec son père et un locataire, bottier lui aussi, âgé de 31 ans. Jean Gâches, journalier, et sa femme sans profession vivent avec leurs deux filles. Dans la maison 52 vit le ménage 66 composé de Henri Imar, 38 ans, curé, son père Pierre, 77 ans, et ses deux sœurs Marie 42 ans et Cécile 32 ans, sans profession. Le curé est chef de famille. Charles Thuriès et Isidore Capelet sont tailleurs de pierres. En 1906, les individus 601-604 occupent la maison 174, avenue de l'Usclade, appelée « Maison de santé ». La sœur Laffitte est âgée de 71 ans, Antoinette Castanet, domestique, de 55 ans, Marie Piques, religieuse, de 52 ans et Marie Carcaud, domestique de 21 ans. Alors Paul, je l'invente garçon boucher, étoupier, travaillant aussi comme terrassier. Privat le décrit saisi de fulgurations soudaines dans lesquelles le côté gauche se crispe. Il vocifère, ses propos sont des plus incohérents. Il perd le sens, traversé de flux de marche avec piétinements. La profonde hébétude fait place aux invectives violentes. Au parc de l'Usclade, à l'heure du verre d'eau, il s'est mis à hurler à tue-tête : « Oui vous êtes tous des buveurs de sang, bande de salauds, d'abrutis, de sales buveurs de sang humain tous tant que vous êtes ». Des baigneurs se promenant là se sont arrêtés pour écouter son chapelet, d'autres sont allés se plaindre au personnel de la Laiterie Suisse qui servait les gaufres. On l'a même vu béquiller près du Pont Carrel, il criait dans le lit de la rivière, les pêcheurs sont intervenus : « Buveurs de sang, saloperie, abrutis, salauds à nous faire faire des gaulettes, votre bois de chauffage, vos piquets d'apparat ! ». Il cassait des cailloux et hurlait : « Ce n'est plus de la culture ! Vous n'avez pas de respect humain !» On entendait encore : s'il trouvait le Canard, il le planterait, il lui apprendrait le respect du bas âge ! Oh mon dieu, pardonne-nous nos offenses. Mes chers parents, je suis coupable et je suis innocent.


? [Indigents, ouvriers et paysans : je dispose le chœur des sans-nom]

L'An 1888 et le 20 juin, devant nous, maire et officier d'état civil, a comparu en la maison commune le sieur Nicolas Oliéric, âgé de 49 ans, ex-marin présentement chiffonnier ambulant et nomade, né à Port Philippe, lequel a présenté un enfant de sexe masculin, né dans sa voiture sous le Pont Carrel, de lui déclarant et de son épouse dame Marie Bézombes, âgée de 40 ans, née à Cette, chiffonnière nomade, auquel enfant il a donné les prénoms de Léopold Louis. Lesdites déclaration et présentation ont été faites en présence de Rouvès Léopold Louis, lithographe domicilié à Béziers et se trouvant présentement à Lamalou, premier témoin, et Argelliers Joseph, instituteur, second témoin. Le 24 juillet, à l'hôtel Mas naît Georges Félix Reynaud, de Joseph Reynaud, cuisinier et de Joséphine Guiglion, son épouse. L'An 1875, à dix heures du matin, devant nous, Ferret Jacques, cultivateur âgé de 43 ans, domicilié aux Bains de Lamalou, a présenté un enfant naturel, de sexe féminin, de Mademoiselle Robert Hortense, sa nièce par alliance, domiciliée avec lui, âgée de 21 ans. Alengry Joseph, cultivateur âgé de 45 ans, a présenté un enfant de sexe féminin, né de sa fille légitime Alengry Marie Germaine Angélina, âgée de 20 ans, et de père inconnu ; auquel enfant il a déclaré vouloir donner les prénoms de Marie, Élise, Louise, Justine. Dans la marge, une encre plus sombre et de corps plus petit suit le jugement du tribunal de Béziers et rectifie l'acte ci-contre en ce sens que Gardels Louise Marguerite y sera comme étant de sexe masculin (souligné) et sous les nom et prénoms de Gardels Emeric (tache noire) Paul Louis. Le 31 août de l'an 1886, Ponge Louis, artiste lyrique, devient père. Le 27 octobre, Castanier Paulin, propriétaire âgé de 22 ans, présente un enfant de sexe féminin, de lui déclarant et de son épouse légitime, couturière. Le 9 novembre à midi, dans notre maison commune, Labouché Michel, maréchal ferrand âgé de 26 ans, présente un enfant de sexe masculin. Roubié Émile, professeur de musique, épouse Culié Joséphine, tailleuse de robe.
La première chose qu'il fera quand il sortira c'est d'acheter un pistolet pour le tuer, lui qui se soulageait sur la mère, sur la fille, sans respect pour le bas-âge…
Le 6 septembre a lieu une représentation de gala sous le patronage du Bureau de Bienfaisance au bénéfice des malades indigents. M. Duc, le célèbre ténor, interprétera la grande scène du Mage de Massenet. Un train chargé de tonneaux déraille entre Bédarieux et Hérépian, on fête les lauréates du concours de beauté ethnique. Monsieur l'Abbé pose dans un portrait de groupe. On photographie l'Allée et le Pont des Soupirs, le rocher des Pêcheurs, billard et salon de jeux de conversation. On vend des cocons sains et de belles races, isolées de toute éducation douteuse. La Maison Herman Lachapelle tient à la disposition des propriétaires pour la submersion des vignes atteintes ou menacées du Phyloxéra pompes et machines à vapeur. Dans la maison commune le sieur Carlos Ortùzar, attaché à la légature du Chili, présente un enfant de sexe féminin, de lui déclarant et de dame Transito Ovalle, son épouse.


? [Capitale de la douleur]

Il parle de son désir de voir marcher, de son désir de réparer les corps. Le Dr Cardinal lui écrit de Luchon. Quelle merveille, cette vallée aux airs de petite Suisse… Les arbres des promenades ont retenu la fraîcheur des orages de la veille, l'air a des parfums de tilleul. On respire la montagne, l'énergie du torrent. La Pique éclate de reflets d'argent. Privat ne peut pas imaginer l'hostilité à laquelle il se heurte ici aussi pour transformer cette prestigieuse Villa Bertin en hospice et faire bénéficier les malades pauvres de la merveilleuse technique du humage. Les malades indigents doivent dormir dans les granges ou les écuries et vivre d'aumônes. On ne leur permet l'accès aux eaux sulfureuses qu'une fois la saison finie et, cette année, on exige même une grille pour renforcer la haie : le maire veut cacher « le spectacle des infirmités » aux hôtes de la villa Luisa ou du Casino voisins ! La Société concessionnaire des thermes s'affole : si le gouvernement déclare l'hospice Ramel d'utilité publique, il ruine Luchon qui ne vit que par l'affluence des baigneurs riches ! Kiosques, vérandas, coupoles en verre, fêtes brillantes, feux d'artifices, salle de patinage, tout ici est fait pour voir ou être vu, mais on cache la misère. L'An 1891, le sieur Archimbaud Frédéric, âgé de 47 ans, cultivateur domicilié au Pont Carrel, déclare que sa fille, la demoiselle Archimbaud Marie, vannière, est accouchée d'une enfant de sexe féminin. Le 22 septembre, le sieur Alengry Joseph cultivateur âgé de 50 ans, présente un enfant de sa fille légitime Alengry Marie Germaine Angélina, sans profession, âgée de 26 ans, et de père inconnu, auquel enfant il déclare vouloir donner les prénoms de Gabrielle Joséphine Angélina. On écrit à Madame Rigal, villa Rayan à Lamalou, pour lui communiquer l'adresse du Père Lacroix missionnaire apostolique à Kouang-Ning en Mandchourie. Chez une jeune femme délicate et très impressionnable, la sensation de corde tendue semble avoir comme point de départ la région vulvo-utérine. La paraplégie par sidération saisit une autre personne, nerveuse et lymphatique, au moment où la foudre éclate sur l'église dans laquelle elle se trouve. Un enfant de 4 ans est atteint d'une impotence complète des extrémités inférieures suite à un excès d'onanisme. Le père (ouvrier intelligent) s'est aperçu que son fils se livrait avec fureur à cette funeste habitude. Le rhumatisme noueux se fixe sur les enveloppes, sur les organes respiratoires, digestifs, génito-urinaires et parfois même sur l'enveloppe tégumentaire elle-même. Le patient est de bonne constitution mais il a traversé une jeunesse orageuse. Cette femme de la campagne a chuté du haut d'un arbre sur le siège et se trouve prise de paraplégie. Guérison complète en 16 bains et 4 douches. Ce cultivateur de 20 ans, après son travail, se couche dans un fossé, le corps en sueur, et s'y endort. Le moindre mouvement exaspère ses douleurs dans la jambe droite. Une patiente, tempérament nerveux, hérédité paternelle herpétique, a été prise de névralgies faciales à la suite d'une frayeur (la robe de sa petite fille avait pris feu). La troisième saison a amené la guérison, qui ne s'est plus démentie. Tant de déceptions, de froissements, de souffrances… Cette usure de la vie… On soignera les maladies chroniques en imitant la nature : on en épouse les mouvements, sans la contrarier, et sait attendre l'occasion favorable pour intervenir. Quand Baussan sculptera le buste du Dr Privat, il dira : l'homme avait le regard doux, comme en retrait, mais attentif, à l'écoute, oui, c'est ça, un regard à l'écoute, un regard qui attendait, laissait se déployer votre parole, et soudain vous fixait, ne vous lâchait plus tandis que sa voix vous expliquait comment vous traverseriez la douleur. Et maintenant, tu peux commencer la douloureuse histoire de Paul né de Paul.