Chronique d'une crise : portraits d'auteurs

Propos recueillis dans le cadre de l'enquête de la Fill, "Chronique d'une crise", acte II.

La Fédération interrégionale du livre et de la lecture (Fill) a publié en juin 2021 l'acte II de sa Chronique d'une crise dans neuf régions françaises. Après le premier acte, l'étude se poursuit par la publication de l'acte II, Faire, défaire, tenir

Occitanie Livre & Lecture a participé à cette enquête interrégionale en proposant des portraits de professionnels du livre de la région. Découvrez ci-dessous le témoignage de :

  • Anne Bourrel, autrice
  • Manu Causse-Plisson, auteur et scénariste

Propos recueillis à l'automne 2021


Témoignage d'Anne Bourrel

"Je me souviens des mois de novembre 2019 à mars 2020. C’était l’époque où je voyageais beaucoup, quelques jours par mois, une semaine entière parfois. Les droits d’auteurs tombaient à intervalle régulier, j’allais bon train sur ma route. Et puis, en quelques jours, ce qui n’était que rumeurs est devenu certitude : nous aussi, nous étions chinois.

Je suis rentrée d’un festival de littérature en Allemagne le 14 mars et je me suis enfermée dans la foulée, un peu en avance sur le calendrier car j’avais peur d’avoir déjà attrapé le virus dans les aéroports traversés. Comme vous tous, je n’ai pu retrouver ma liberté de mouvements que deux mois et trois semaines plus tard, le 10 mai 2020. Un temps assez court dans une vie mais qui m’a paru durer une éternité.
Seule chez moi, coupée des miens, j’ai mal vécu ce premier confinement. 

Tous les projets sont tombés à l’eau. Au revoir l’Éthiopie où je devais passer trois semaines à animer des ateliers d’écriture, bye bye les festivals programmés. 
D’un coup, la fiction était non pas dans ma tête, dans mes doigts d’écrivain mais dehors, à l’extérieur et partout palpable. 
Dès les premiers jours, je me sentais en congé maladie alors que non, j’allais très bien : aucun mal de gorge, pas de toux, le gout et l’odorat intacts. Criblée d’images télévisuelles, moi qui depuis des années ne regardais plus les journaux du petit écran, j’avais l’impression que le monde allait à sa perte de manière inéluctable. Tout me paraissait catastrophique et intensément bouleversant. 
En pareilles circonstances, comment faire pour continuer malgré tout à écrire des romans, des nouvelles, du théâtre ; en un mot, de la fiction ? 

D’Argentine et d’Égypte, de France et d’ailleurs, les romanciers n’étaient pas unanimes. Certains ne savaient plus comment ils allaient pouvoir dire ce monde-là. Nombreux étaient à l’arrêt complet, incapables de créer, figés par l’effroi, alors que d’autres, au contraire, écrivaient, heureux et détachés de toutes les obligations qui d’habitude venaient les arracher à leur travail.
Pour ma part, j’avais entamé quelques mois auparavant un nouveau roman et plus de la moitié de l’histoire était écrite. Un narrateur omniscient et anonyme suivait les personnages dans une ambiance noire de fin du monde. 
Et puis, le virus, le confinement, les villes vides, les regards effrayés/effrayants. 
J’ai stoppé net le récit là où j’en étais. Je voulais écrire pourtant. Le geste me semblait possible. Mais il me fallait le faire autrement. Radicalement autrement. 

Il y avait la peur du virus. La peur de perdre les êtres chers. La peur de mourir d’un truc aussi bête. La peur de ne plus jamais sortir de chez soi, un cauchemar kafkaïen, la peur des mensonges avec toutes ces informations contradictoires qui tournaient en boucle du matin jusqu’au soir à la radio et à la télévision, la peur aussi, en ce qui me concerne, de vivre seule cette catastrophe. Ma maison semblait perdue au milieu d’une forêt obscure. J’habite pourtant en pleine ville et dans le Sud de la France où la lumière de cet inoubliable printemps était d’une incroyable intensité. 
A heure régulière, le silence était déchiré par des applaudissements sur les balcons.
On signait des papiers à imprimer pour s’autoriser soi-même à sortir une heure afin de se dégourdir les jambes.
Les apéros se faisaient chacun chez soi, on levait son verre devant les écrans. 
Les amis se serraient les coudes virtuellement.
Les voisins se prêtaient le chien pour pouvoir aller dehors plus souvent. La pauvre bête n’en pouvait plus. Les coussinets foutus, c’est aux urgences vétérinaires qu’on l’a retrouvée fin avril.
J’ouvrais la porte et le livreur déguerpissait déjà au fond de la rue, mon cageot de légumes laissé par terre, ou bien une femme changeait de trottoir en courant. J’étais une pestiférée.
Des drones surveillaient.
Des hélicoptères tournoyaient.

Si mon métier est de fabriquer des mondes imaginaires, je n’aurais pas mieux fait. Celui que j’avais devant les yeux était parfait dans son genre. Il n’y avait plus qu’à se pencher, tout prendre, tout noter.
Dans le roman en cours d’écriture, j’ai voulu faire entrer le monde réel, sans toutefois bien sûr ne jamais écrire les mots virus, confinement, pandémie.
L’atmosphère fin de monde de mon roman, avec une légère anticipation, m’autorisait à le faire. Sans le savoir, j’avais déjà préparé le terrain — oui, les écrivains décidément sont des éponges.

Je me suis alors retrouvée projetée dans une sorte d’écriture autofictionnelle. Je dis bien autofictionnelle et pas autobiographique. Je n’ai jamais eu l’intention de parler de moi en tant que personne car, pour paraphraser Marguerite Duras « l’histoire de ma vie n’existe pas »
Ce que je voulais, c’est parler de cette vie moderne d’une si étrange étrangeté. Ce que je voulais, c’était en finir avec la fiction pour mieux la retrouver. J’avais besoin d’être ultra honnête, ultra poète, de crier haut et fort : non, je ne peux plus accomplir le geste d’écriture mais je désire encore le faire.
Et la fiction dans un retournement miraculeux est réapparue. Si je/ l’auteur ne voulais/t plus raconter, les personnages laissés à l’abandon dans un no man’s land sans lumière, se sont révoltés. 
Ils se sont approprié mon projet initial et l’ont mené jusqu’au bout. 
Le récit est advenu. Il a fini par advenir.

Portes closes, sortant le moins possible car effarée par l’atmosphère de guerre qui régnait dans ma ville ; ce qui me paraissait à la fois inquiétant et disproportionné, j’ai vécu ces semaines dans une effervescence incroyable, habitée par mes personnages, vivant 24 sur 24 la tête dans mon ordinateur, dormant peu et pleurant beaucoup. J’ai traduit une dizaine de mes nouvelles en anglais. Le livre a été publié en Égypte en bilangue par Willows House. Je me suis remise à l’arabe. J’ai bossé mon espagnol. J’ai correspondu avec autant de gens qu’il m’était possible de le faire. 

Je ne dresse pas la liste de ces activités pour m’en glorifier, mais pour dire dans quel état de folle désespérance ce premier confinement m’a mise au point que je ne pouvais pas m’arrêter de travailler. 
Dehors, tout était si menaçant, si laid, triste et vide, que je me suis repliée sur mon monde intérieur. J’ai vécu ce confinement, cramponnée aux mots de ma langue maternelle et des langues que j’ai apprises. Si le monde fermait ses frontières, l’écriture plus intensément que jamais m’a montré ses mille possibilités et offert toutes les ouvertures. Je crois que je suis devenue autre pendant ce confinement. Un écrivain nouveau avec une nouvelle route à tracer."


Un si joli virus de Manu Causse

"Il me revient d’avoir couru dans les rues vides
Un kilomètre de rayon et deux fois trois quatorze cent seize
Huit kilomètres et des poussières en moins d’une heure
Portant corné racorni dans ma poche un certificat sur l’honneur
Et l’écho
De mes pas
Sur les murs
Les écarts 
De trois mètres
Chaque fois
Qu’on croisait une silhouette
Il me revient qu’il faisait beau.

Il me revient que je faisais des gammes des pompes de l’allemand de la corde à sauter
De la méditation
Que je ne cessais de m’agiter pour combattre
La violence d’exister sans excuse ni passe-temps

Et je filmais dans le jardin l’éclosion de la lumière et des fleurs.
    
    Il me revient qu’on espérait que ça se termine
    Il me revient qu’on tenait bon
    Il me revient qu’on cherchait des routines
    Il me revient que le temps était long.

    Il me revient la charge de silence dans nos voix au téléphone
    Le murmure criard des retrouvailles en visio
    La trille amusée du merle
    Découpant notre temps de sa joie sans repos.

Il me revient que l’espace entre nous, depuis, s’est creusé, accru, épaissi
Qu’il n’a jamais repris sa minceur initiale
Il me revient les bises machinales, la friction de nos joues,
L’échange des parfums, l’étreinte familière
L’amitié insouciante de nos corps accolés
- Il me revient que j’ai perdu cela.

Et je scrutais
Unes et dépêches
Espérant y saisir
Un signe auquel raccrocher 
L’espoir 
D’un retour 
À la normale
À la vie banale
- Il me revient que je jetais le journal.

Il me revient que j’écoutais 
Les protestations
Les espoirs d’expertises
Et les savants imbroglios

- Il me revient que la mésange 
Les dispersait
  d’un froissement de plume 
dans les bambous.

Il me revient que j’ai failli apprendre la paix avec moi-même et avec les enfants
Il est possible que nous n’ayons pas échoué
Il est possible que je regrette
Il est possible que nous ayons traversé
Le pire de la tempête
Sans savoir ce qui viendrait après.

Il me revient que le virus revient,
     En même temps que le soleil, que l’avenir, que mes inquiétudes,
Il me revient que j’apprends, semble-t-il, chaque fois un peu plus,
À vivre avec
Il raconte si bien notre vie

- s’adapter aux résistances jusqu’à étouffer l’organisme qui nous héberge.

***

     Le plus marrant, c’est qu’un ou deux jours après avoir écrit ce texte (plutôt sombre, je reconnais, surtout sur la musique qui va avec), voilà-t’y pas que mon autotest de contrôle entre Noël et le premier de l’an s’orne soudain d’un deuxième trait pas du tout esthétique. Coups de fil aux pharmacies du coin, hésitation PCR/antigénique – à force, je ne sais plus lequel est lequel – et, paf, deux heures et un rdv manqué plus tard, me voilà confirmé. Je suis l’heureux hôte de cet organisme qui nous retourne depuis maintenant pas loin de deux ans.
    Saint Sylvestre ? À la maison. Mon anniversaire dans la foulée – le cinquantième, en plus !
    À vrai dire, je m’en tape un peu. J’ai un fond de mal de tête, le nez qui gratte – le genre de symptômes où, d’habitude, je me tâterais pour savoir si ça vaut le coup de sortir acheter du paracétamol à la pharmacie. Je ne vais pas au cinéma et on a annulé les dîners en famille de la semaine, mais à part ça – rien. Je vais bien, en fait. 
    Je ne sais pas ce qui m’a rassuré comme ça. Il y a quelques mois encore, j’aurais flippé ma race, j’ai un côté hypocondriaque à ne pas prendre à la légère. Là, non. Est-ce à cause de la troisième dose ? Ou ces symptômes super légers ?
    Pas seulement. Je reviens tout juste d’un test PCR. J’ai passé plus de temps à garer mon scooter qu’à me faire prélever. Je n’ai sorti ni carte vitale ni passe ni argent ; entré, écouvillonné, sorti. Rien de plus simple. Et ça, aussi, ça m’aide.
    J’ai pensé à mon émerveillement la première fois que je me suis fait vacciner : la foule organisée, l’espace géré, le peu d’attente dans les files au vaccinodrome, sur l’île du Ramier. La patience des gens qui attendaient, de ceux qui passaient leur journée à sortir des seringues, à les enfoncer dans des bras, à recommencer - et trouvaient tout de même la force de sourire. Les étudiants qui aidaient à remplir les papiers. Les gens du CRC, le Centre de Réponse à la Catastrophe, qui géraient ces multitudes avec peu de moyens et une conscience professionnelle irréprochable.
    J’ai pensé que j’ai vu à l’œuvre la solidarité, la résilience, la force de notre société ; notre capacité de mobilisation pour le bien commun. D’accord, ça n’a pas toujours été agréable, et j’ai encore du mal à accepter les oppositions, à me dire que tout le monde ne voit pas les choses comme moi (pourtant, j’ai TOUJOURS raison, il suffit de m’écouter – ou d’attendre que je change d’avis) – mais, va savoir pourquoi, j’ai l’impression que nous avons gagné beaucoup de choses, dans cette histoire. Si on regarde bien.
    Quoi ? Je suis d’un indécrottable optimisme ? Je fais preuve d’aveuglement volontaire ? Je suis malade, peut-être ? 
    Non. J’essaie de rester positif."