Chronique d'une crise : portraits de libraires
La Fédération interrégionale du livre et de la lecture (Fill) a publié en juin 2021 l'acte II de sa Chronique d'une crise dans neuf régions françaises. Après le premier acte, l'étude se poursuit par la publication de l'acte II, Faire, défaire, tenir.
Occitanie Livre & Lecture a participé à cette enquête interrégionale en proposant des portraits de professionnels du livre de la région. Découvrez ci-dessous les portraits de 3 libraires :
> Marie Brieussel, gérante de La Géosphère (Montpellier, 34)
> François-Xavier Schmitt, fondateur et dirigeant de la librairie L'Autre rive (Toulouse, 31)
> Julien Viteau, gérant de la librairie L'Occitane (Bagnols-sur-Cèze, 30)
Propos recueillis en mai 2021.
Magali Brieussel, gérante de la Géopshère (Montpellier, 34)
Quels problèmes structurels la crise sanitaire a-t-elle soulevés ou renforcés dans la chaîne du livre ?
Ce qui m’a sauté aux yeux, dès lors que la chaîne du livre a été mise à l’arrêt total en mars 2020, avant de redémarrer deux mois plus tard, c’est le problème de la surproduction éditoriale. Pendant ce premier confinement, lors duquel nous libraires n’avons reçu aucune nouveauté ni aucun réassort, j’ai été marquée par l’effet assainissant que cette situation a provoqué sur le stock. En effet, les client·e·s souhaitant soutenir La Géosphère ont, pour certain·e·s, accepté de réserver (et prépayer) des livres déjà présents dans le stock, ce qui l’a en quelque sorte dégraissé, à un moment où aucun flux extérieur ne venait par ailleurs "l’engraisser". À la réouverture des commerces – nécessité faisant loi –, les éditeurs ont dû restreindre leur programme de nouveautés pour éviter un phénomène d’embouteillage ; et c’était bien agréable !
Malheureusement, la tendance à la surproduction est repartie de plus belle au bout de quelques mois à peine, ce qui pose plus problème qu’auparavant. En effet, la situation sanitaire n’étant pas stabilisée, les habitudes d’achat antérieures ne sont pas réapparues. Ainsi, du fait des restrictions de déplacement imposées durant des semaines, et en raison de la généralisation du télétravail, les client·e·s ont conservé la tendance à venir en librairie pour des buts précis, et non par flânerie. Le stock connaît donc une rotation plus faible (moins d’achats d’impulsion) alors même que les nouveautés sont à nouveau très nombreuses. Si le chiffre des ventes reste stable malgré tout, il me semble que cela s’explique par un accroissement des commandes client·e·s (qui nous commandent ce que nous n’avons pas en stock).
Quelque chose a-t-il changé durablement dans votre pratique du métier ?
J’ai sauté le pas de la vente en ligne, qui ne m’attirait pas vraiment. La Géosphère a désormais un site Internet marchand, lié à la plate-forme leslibraires.fr. Les ventes qui transitent par ce site restent marginales, ce qui me rassure un peu, car je préfère vraiment privilégier le contact direct, que je trouve plus humain et plus intéressant. Mais c’est vrai, aussi, que cela présente l’intérêt, entre autres, de vendre certains ouvrages plus difficiles à écouler, car plus "pointus" ; sur Internet, ces ouvrages étant clairement identifiés comme étant en stock chez nous, ils peuvent être commandés à distance par des client·e·s n’habitant pas nécessairement dans la région.
À votre avis "La librairie, commerce essentiel" ?
Vaste question, qui a en effet suscité des débats houleux dans la profession, surtout en mars 2020 ! Au fond, même s’il va sans dire que la lecture m’est indispensable en tant qu’individu, et même si la librairie est mon gagne-pain, je ne suis pas convaincue que la librairie soit un commerce essentiel pour autant. J’ai l’impression que les personnes qui fréquentent les librairies avec suffisamment d’assiduité pour les considérer comme étant essentielles présentent toutes le même goût pour l’accumulation – parfois déraisonnable – de livres. Je n’invente rien, je l’entends plusieurs fois par jour, à tel point que j’ai pris l’habitude de rassurer les boulimiques avec une petite plaisanterie : "Ne vous en faites pas, l’addiction aux livres n’est pas mauvaise pour la santé !" Ces personnes-là ne sont-elles pas à même, le temps d’un confinement, de puiser dans leurs stocks pour trouver des lectures qu’elles avaient jusque-là délaissées ? Quant à d’autres personnes moins enclines, pour diverses raisons (budget, manque de place...), à acheter des livres en librairie, mais amatrices de lecture malgré tout, je crois que ce qui leur serait essentiel, ce serait plutôt les bibliothèques.
En fait, lorsqu’une crise sanitaire nécessite une réduction drastique des déplacements et des interactions sociales, je crois qu’il faut savoir se montrer raisonnable et admettre, même si c’est douloureux, que sortir acheter des livres n’est pas plus essentiel qu’aller au cinéma, danser en boîte de nuit ou échanger des boutures de plantes. Entendons-nous bien : je développe cette réflexion dans la situation très exceptionnelle d’une crise sanitaire. Hors crise sanitaire, interdire ces activités serait évidemment le signe d’une dérive autoritaire inquiétante. Dans un quotidien normal, les librairies sont bien entendu essentielles : essentielles à la circulation des idées, à la mise en avant des auteur·e·s, à l’épanouissement intellectuel général – tout comme le fait d’aller au cinéma, de sortir danser en boîte de nuit ou d’échanger des boutures de plantes. L’être humain a besoin de culture et d’interactions sociales, et c’est ce qui a rendu cette crise sanitaire si difficile à vivre, car il fallait accepter de réduire nos mouvements à nos seuls besoins vitaux, et par là même retrancher toute notre part humaine, pour ne prendre en compte que la part animale. Mais j’ose espérer que ce questionnement quasi philosophique de savoir si, oui ou non, la librairie est un commerce essentiel, sera bientôt creux et inutile, car nous aurons retrouvé un quotidien normal !
Le comportement et les demandes du lectorat ont-ils changé pendant et après la crise ?
Comme je l’évoquais tout à l’heure, les achats d’impulsion ont beaucoup diminué, faute de temps de flânerie. À l’inverse, le volume de commandes de livres hors stock m’a semblé augmenter. Par ailleurs, beaucoup de client·e·s ont exprimé le désir de nous soutenir en tant que librairie indépendante, ce qui explique peut-être l’augmentation des commandes en dehors de notre spécialité (voyage). Cet élan est très majoritairement positif et chaleureux, et j’aurais plutôt tendance à penser qu’il va perdurer au-delà de la crise sanitaire. Néanmoins, nous avons également constaté, de manière certes marginale, mais marquée, une exigence accrue de la part de certain·e·s client·e·s qui, parce qu’ils·elles font l’effort d’acheter en librairie indépendante, attendent un service à la hauteur des efforts soi-disant fournis. Ainsi, pour la première fois depuis des années de métier, j’ai entendu à La Géosphère des discours tels que : "Eh bien avec les délais / frais de port que vous proposez, il ne faut pas vous étonner si les gens préfèrent commander sur Amazon !" Phénomène vraiment marginal, je tiens à le répéter, mais qui suffit à vous plomber votre journée de libraire ! Et qui s’exacerbe dès lors que les échanges se font par mail, de manière impersonnelle, lorsqu’il s’agit d’une commande passée via notre site Internet par quelqu’un qui ne nous connaît pas. Il va de soi que nos client·e·s fidèles et/ou sincèrement soucieux·ses de notre survie n’ont absolument pas changé d’attitude et n’auraient jamais idée de nous lancer de telles piques !
Entretien avec François-Xavier Schmit, fondateur et dirigeant de la librairie L’Autre Rive (Toulouse, 31)
Si cette année de crise était un ouvrage / livre, lequel serait-ce et pourquoi ?
Cela serait Encabané de Gabrielle Fliteau-Chiba (Le mot et le reste, 2021). C’est l’histoire d’une femme qui ne supporte plus la société et qui décide d’aller s’isoler dans une petite cabane, dans le Grand Nord. Rapidement elle va se rendre compte que malgré son envie de solitude il y a encore de grandes causes, de grands engagements à défendre et que ça, cela ne se fait pas tout seul dans son coin mais de manière collective. Ce livre illustre, un petit peu, certains des sentiments que l’on a pu avoir au cours de cette année 2020 et ce, à titre personnel et professionnel.
Après l’effet de sidération quels ont été pour la librairie L'Autre-Rive, les premiers impacts, premiers effets de la crise sanitaire ?
Lors du premier confinement, une fois passée une forme d’abattement, nous avons été quelques-uns à envisager certaines solutions afin de permettre au public d’avoir accès à la lecture, aux livres, tout en maintenant un semblant d’activité pour la librairie. A compter du 15 avril 2020 la possibilité de travailler en Click & Collect est apparue. En ce qui nous concerne, ce fut une décision d’équipe prise en deux jours : il fallait agir vite, être efficaces. Le bouche à oreille autour du Click & Collect s’est fait assez largement, à minima, dans le quartier et nous avons eu un très bon retour. Nous nous sommes alors rendus compte qu’il y avait un vrai besoin, une vraie appétence pour trouver des livres à défaut de retrouver des librairies.
Moyennant une organisation logistique un peu improvisée, un peu « à l’arrache » nous avons eu un premier indicateur signifiant que « quelque chose » se passait : comme une bascule nous montrant que nous récupérions une clientèle issue de grandes surfaces spécialisées. Concrètement, certains nouveaux venus me disaient : « J’habite le quartier mais cela faisait des années et des années que j’allais à la FNAC et je n’avais jamais osé rentrer chez vous. Là, vous êtes les seuls à proposer des livres, donc nous venons ! »
La bonne période qui a suivi a été un peu comme le terreau de ce qui s’est passé après le 13 mai 2020. Même si tout le monde n’a pas fait ce choix, je ne regrette donc absolument pas l’option du Click & Collect. Pour nous ce fut une façon de réagir, cela nous a fait beaucoup de bien ainsi qu’aux gens qui venaient nous voir. Au cours de cette période nous étions même dans un respect strict des gestes barrières et des règles sanitaires. Peut-être même étions-nous bien plus stricts que les consignes actuelles ; avec le recul tout cela était finalement sans danger et offrait une bonne alternative. Le premier impact, le premier effet a donc été de basculer dans une dimension logistique assez rébarbative qui ne relève pas de notre cœur de métier mais qui était vraiment nécessaire à notre clientèle voire, au-delà.
Quels problèmes structurels la crise sanitaire a-t-elle soulevé(s) ou/et renforcé{s) dans la chaîne du livre ?
Je pense que cela a plutôt renforcé la chaîne du livre dans son intégralité. A minima, les diffuseurs-distributeurs ont plutôt bien joué le jeu en gelant immédiatement toutes les factures en cours. Ce qui fut gênant dans le Click & Collet version « librairies fermées » c’est que le client-lecteur n’avait pas accès à toute l’offre, à toute la proposition éditoriale de la librairie. Se sont plutôt les gros blockbusters qui partaient, les titres des gros éditeurs. De fait, la variété de l’édition était moins représentée, moins accessible qu’habituellement. La découverte et l’acte d’achat spontané au profit de petits éditeurs étaient amoindris. Nous avons rééquilibré cela en mettant en avant sur notre site des petits éditeurs lors du second confinement.
En revanche à partir du moment où l’on a rebasculé vers une librairie ouverte et donc avec la possibilité d’entrer dans le magasin, tout cela s’est rééquilibré. Lorsque je regarde la répartition des ventes par diffuseurs je constate que la progression est aussi significative pour Harmonia Mundi, Les Belles Lettres que pour la Sodis ou Flammarion. Mes discussions avec les différents représentants me le confirment et tout le monde, semble-t-il, a pu profiter de l’embellie qui a suivi. Par ailleurs, l’un des problèmes temporaires engendrés par la crise sanitaire a été que nous ne voyions plus les représentants or, le travail des catalogues, hormis celui d’Hachette peut-être, est pointu, fin et demande à être aiguillé, conseillé. Je pense notamment au catalogue des Belles Lettres ou bien encore à celui d’Harmonia Mundi, Serendip. Le plus préjudiciable est pour les auteurs : les rencontres en librairie ne se font plus, il y a une forme de tristesse qui s’est installée mais, j’ai bon espoir que cela reprenne malgré tout lors du retour à la « normale ».
Quelque chose a-t-il changé durablement dans votre pratique du métier ?
Je ne dirai pas que la pratique du métier a changé mais, plutôt, qu’il y a eu une évolution, une adaptation. Entre le premier et le second confinement nous avons procédé à la mise en place d’un site Internet offrant la possibilité de réservation en ligne : les gens pouvaient voir ce que nous avions en stock, réserver et passer commande. Cela a extrêmement bien fonctionné. Ce qui est important c’est que ce flux a, depuis, perduré de manière significative. Encore aujourd’hui on a à peu près 10% de notre chiffre d’affaires qui est généré par des commandes faites sur note site soit, chaque jour, entre 200 € et 300 € de commandes. Ce système est volontairement très simple, très souple sans paiement en ligne, sans envoi car je considère qu’il s’agit d’un autre métier. Cela a un petit peu modifié notre manière de faire sachant que cela ne change pas grand-chose dans le rapport client : passée en ligne la commande devient un peu anonyme mais le client-lecteur viendra chercher son livre en magasin. Cela permet de réserver un livre à toute heure, de savoir s’il est disponible ou pas et nous, nous nous faisons un devoir d’y répondre.
Nous devons donc faire preuve de réactivité et lorsque nous annonçons que la commande est disponible dans les trois heures il faut qu’elle soit prête. Cela demande donc un regard permanent sur ce service mais cela reste gérable.
Seule embuche possible : le décalage des 24 heures de stock qui fait que, de temps en temps, la personne croit que le titre est disponible alors qu’il a été vendu entre temps ; cela arrive rarement et lorsque l’on explique la situation les gens comprennent et se montrent particulièrement bienveillants.
Je pense à un autre aspect : la communication. En ce qui me concerne, il y a 10 ans c’était un non sujet or, ça l’est devenu. En effet, au cours de cette période, la communication a été rendue encore plus importante : adaptation des horaires, modalités du Click & Collect, explications du fonctionnement, etc. Nous avons beaucoup communiqué via les réseaux sociaux et cela a incroyablement bien fonctionné. Maintenant un libraire doit aussi être bon en communication et doit faire appel aux bons supports au bon moment.
Dernier point : la sympathie de la clientèle. Je savais que l’on faisait un métier utile mais là, au travers des retours que nous avons eus de la part de notre clientèle, j’en ai eu vraiment la confirmation. Cela fait du bien de savoir que l’on a apporté un peu de sens et d’intérêt dans cette période compliquée.
À votre avis "La librairie, commerce essentiel ?"
La réalité des librairies est aujourd’hui très différente en fonction que vous soyez implanté dans une zone urbaine, dans une grande ville ou pas, dans une zone rurale et je ne peux parler au nom de la profession. En revanche, il est clair que pour des librairies de taille relativement modeste implantées dans des villes importantes c’est un plus. Par contre devenir commerce essentiel, donc être tenu de rester ouvert dans des zones, des territoires où le public est moins voire pas présent (tourisme, par exemple), où le public rencontre des difficultés pour se déplacer, est presque devenu une contrainte.
Peut-être faut-il penser à imaginer des actions de soutien pour venir en aide à ce type de librairies.
Pour vous quels sont les enjeux des mois, années à venir ?
Pour l’instant une donnée n’est pas encore disponible, c’est ce que j’appellerai « l’atterrissage ». Aujourd’hui la fréquentation des cinémas, des théâtres, des restaurants n’est pas possible. Il y a donc une tranche de la population qui, pour certains, dispose de moyens qu’ils affectent à l’achat de livres et le secteur en profite pleinement.
J’attends donc de voir ce qui va se passer en septembre période à laquelle on peut imaginer que les activités auront repris à peu près normalement. Il sera alors temps de voir où se situe le marché du livre. A l’heure actuelle il me semble que nous sommes encore dans une sorte de parenthèse, l’enjeu est donc de souhaiter que « l’atterrissage » soit le plus haut possible. En revanche, je ne veux pas imaginer qu’il soit au niveau actuel mais, en 15 mois les gens ont pris des habitudes, on peut donc être optimiste. C’est donc cette donnée, non encore disponible, qui permettra de savoir si l’on peut être ambitieux ou bien être prudent. En ce qui nous concerne nous envisagions déjà d’agrandir pour permettre davantage de flux, davantage de choix. Dans les18 mois à venir l’enjeu va donc être de prendre la mesure du niveau effectif de la demande et que notre agrandissement soit le mieux fait possible pour permettre une croissance intelligente de la librairie.
Entretien avec Julien Viteau, gérant de la librairie L'Occitane (Bagnols-sur-Cèze, 30)
Après l’effet de sidération quels ont été pour la librairie L’Occitane, les premiers impacts, premiers effets de la crise sanitaire ?
Nous n’avons pas ressenti de sidération. Le premier confinement a même été un moment très riche de réflexion sur la librairie, la manière d’exercer le métier, la chaîne du livre, l’économie de cette activité commerciale si complexe. Cette crise est intervenue après une reprise encore récente qui exigé beaucoup de temps et d’investissement, sans qu’on puisse réellement faire autre chose que « continuer » comme avant… Au moins, l’opportunité d’une démarche introspective s’est-elle présentée. Le second confinement a été plus complexe car, finalement, le « click & collect » est plutôt harassant et il oblige à remonter le cours de l’Amazon, en suscitant un rapport qui n’est pas médiatisé où la notion d’urgence à recevoir les livres, à les livrer, à le facturer… prend le pas sur la relation humaine.
Quels problèmes structurels la crise sanitaire a-t-elle soulevés ou renforcés dans la chaîne du livre ?
Il me semble que la chaîne du livre a plutôt bien réagi dans l’urgence, et notamment le premier confinement. Suspension des échéances, report des publications… Cette période révolue, tout repart comme avant avec une économie basée sur l’offre plutôt que sur la demande. Comme libraire, la crise sanitaire a été un moyen d’améliorer notre gestion et notre fonds de roulement. Je conçois que cela puisse être compliqué à entendre – parce que des personnes ont été touchées personnellement. On a pu mesurer le soutien de la Région, de l’Etat au travers du CNL dont l’action a vraiment été remarquable En tant qu’éditeur gardois (*), mon bilan est plus contrasté car si cette crise n’a pas eu d’impact sur nos titres de fonds, elle a rendu difficile de faire une place aux nouveautés.
Quelque chose a-t-il changé durablement dans votre pratique du métier ?
Oui, dans nos relations avec les collectivités locales, les écoles et nos clients comités d’entreprises. On commence à avancer sur l’idée que la remise maximale est un plafond et qu’elles peuvent nous soutenir en acceptant d’améliorer notre marge, avec des remises plus réalistes dans notre économie.
À votre avis : La librairie, commerce essentiel ?
Je suis perturbé par ce débat sur « la librairie, commerce essentiel ». Je n’aime pas vraiment les discours de ce type. Nous avons des clients, des voisins ou des amis pour qui aller acheter des vêtements ou se rendre chez le coiffeur n’est pas moins essentiel (voire plus) que d’acheter des livres. Dire du livre qu’il est comme un « aliment » (de l’esprit, de l’âme…), c’est un peu exagéré je crois. Cette hiérarchie des valeurs est quand même problématique. Si la librairie Occitane est un commerce essentiel à Bagnols-sur-Cèze, c’est dans ce sens que tous les commerces sont essentiels dans un centre-ville paupérisé et que la mairie veut revitaliser. Le kebab, le café, le commerce de lingerie, etc. et la librairie sont essentiels au développement du territoire, au lien social, à l’insertion économique.
Le comportement et les demandes du lectorat ont-ils changé pendant et après la crise ?
On peut dire que la distribution des affects est plus puissante. Des marques d’amitié, des cafés qui se prolongent, une volonté de prendre part à la vie quotidienne de la librairie. Il nous semble que c’est le principal effet de cette crise.
Comment penser le monde du livre de demain ?
Difficile encore d’y voir clair. Pour nous, cela passera par une rénovation complète de la librairie (avec le soutien du CNL). Nous souhaitons aussi valoriser toutes ces personnes, dans les bibliothèques de village, qui font un travail tellement remarquable. Nous allons aussi organiser des rencontres plus nombreuses. C’est un travail à notre mesure que nous engageons dans la librairie. Comme éditeur, cette période a suscité un désir pour moi d’aller plus franchement vers la littérature et la poésie. Avec deux associés, nous avons acquis la Collection L’Extrême contemporain, créée par Michel Deguy et nous allons éditer une douzaine de livres par an. Notre ambition est d’en faire un éditeur gardois, avec Harmonia Mundi, à partir d’une histoire originellement très parisienne. C’est aussi un enseignement de cette crise sanitaire. La notion de centralité a été radicalement modifiée. Le centre, c’est le point depuis lequel nous pouvons agir et rayonner.
Si cette année de crise était un ouvrage / livre, lequel serait-ce et pourquoi ?
« Nevermore » de Cécile Wajsbrot aux éditions « le bruit du temps » que j’ai lu dans cette période et que je le tiens pour un grand livre. Il aurait eu sa place dans toutes les librairies (ce qu’il n’a pas eu tout à fait). Cela montre combien – crise sanitaire ou non – il est difficile de donner une place à certains livres et que cette fanfare des grands tirages, des promotions et de la rentrée littéraire (toutes choses qui nous font vivre au demeurant) recouvre des voix importantes et qui donnent du sens au métier et à la vie.
*Julien Viteau est également gérant des éditions du Linteau et des éditions l’Extrême contemporain