Chronique d'une crise : portraits d'éditeurs
La Fédération interrégionale du livre et de la lecture (Fill) a publié en juin 2021 l'acte II de sa Chronique d'une crise dans neuf régions françaises. Après le premier acte, l'étude se poursuit par la publication de l'acte II, Faire, défaire, tenir.
Occitanie Livre & Lecture a participé à cette enquête interrégionale en proposant des portraits de professionnels du livre de la région. Découvrez ci-dessous les portraits de 2 éditrice et éditeur de l'Hérault et de la Haute-Garonne :
Céline Pévrier, éditrice chez Sun/sun
Frantz Olivié, co-fondateur des éditions Anacharsis
Propos recueillis en mai 2021.
Céline Pévrier, éditrice chez Sun Sun
Quels problèmes structurels la crise sanitaire a-t-elle soulevés ou renforcés dans la chaîne du livre ?
La fragilité de nos systèmes est mise en exergue par la crise sanitaire. Nous sommes interdépendants, d’un corps de métier à l’autre, mais aussi plus largement des matières premières. Les nombreux dérèglements dans la chaîne du livre s’illustrent particulièrement avec les matières premières. Il y a eu une pénurie de bois et donc de pâte à papier qui ont fait bondir les coûts de production du livre et/ou ralentir considérablement les délais de livraison. Malgré l’enchaînement de tous ces problèmes qui montrent les limites d’un système, certains continuent de s’entêter pour produire vite, sans réfléchir à ce qu’ils font, pourquoi et comment ils le font. Par ailleurs, bien que les librairies françaises aient été très largement fréquentées – ce qui est une bonne nouvelle au demeurant – la différence entre les éditeurs est que ceux qui sont indépendants, ont besoin de porter leur livre physiquement, au travers de rencontres, de lectures, de débats, sur des salons, des foires. Depuis 18 mois ces événements n’existent plus et la possibilité de porter les livres diminue. Tous se rallient aux possibilités offertes par le Net (qui sont indéniables) mais quand on est engagé dans le livre papier, la matérialité, le contact physique, il est complexe d’imaginer la vie des ouvrages comme des pixels isolés qui ne seraient plus confiés de mains en mains comme des fétiches mais seulement comme de simples marchandises.
Quelque chose a-t-il changé durablement dans votre pratique du métier ?
Oui et non. Pas de changement radical au niveau de la pratique du métier mais plutôt des radicalités qui s’expriment. Au travers des récits édités par la maison, par la manière dont se déroulent les collaborations : maintenir la confiance, base de tout. La manière dont on fait les choses est tout aussi révélatrice que l’ouvrage auquel on aboutit. Là encore, le fond et la forme disent quelque chose dans un métalangage, qui vient renforcer une position ou montrer une faille entre le propos et les positions tenues en réalité.
Pour vous quels sont les enjeux des mois, années à venir ?
Continuer à faire circuler des idées, imaginer d’autres futurs possibles que ceux qui nous sont promis actuellement. L’enjeu se place au niveau de la fiction pour faire advenir d’autres réalités.
Comment penser le monde du livre de demain ?
Sans opposer de manière binaire, la physicalité matérialité avec le numérique – car il y a du bon partout, j’ai du mal à penser ma pratique à l’avenir, en dehors du luxe (que je n’atteins pas pour l’instant) ou d’une niche d’adorateurs de l’objet imprimé (dont je connais quelques spécimens). Pour répondre à cette question, je regarde autour dans la vie de tous les jours. Je pense aux récits et aux corps qui vont leur permettre de circuler. Le numérique est partout mais le livre demeure – voire acquiert – un statut encore plus précieux, nécessaire à nos vies, nos constructions, nos projections.
Si l’année écoulée était un livre, lequel serait-ce et pourquoi ?
Un livre sans fin, dont la reliure créée un axe autour duquel les pages s’enchaînent, ne permettant plus de discerner le début de la fin. 2020/2021 sont collées l’une à l’autre. Empilées. C’est l’écoulement du temps lui-même qui vient de changer. Nos perceptions sont bousculées. L’impression de ne pas pouvoir se projeter ni être dans l’instant présent. Un livre sans début ni fin choisis d’emblée mais demandant au lecteur de situer lui-même ce qui constitue le début et la fin pour lui serait assez représentatif de ces temps incertains.
Frantz Olivié, co-fondateur des éditions Anacharsis
Si cette année de crise était un ouvrage / livre, lequel serait-il et pourquoi ?
Je crois que je choisirai Athènes 403, une histoire chorale de Vincent Azoulay et Paulin Ismard, chez Flammarion. Il s'agit de l'histoire de la réconciliation civique à Athènes au lendemain d'une guerre civile. Je trouve admirable la façon dont ces auteurs articulent l'enquête historique à la question politique. Ça faisait longtemps que je n'avais pas lu quelque chose d'aussi stimulant. On se retrouve à véritablement ressentir la distance chronologique et les écarts qui nous séparent de cette démocratie athénienne dont on se réclame tous très (trop) vite, et en même temps à découvrir des clés nouvelles pour des questions politiques d'une brûlante actualité (et qui risquent de devenir de plus en plus brûlantes, si j'ose dire).
Après l’effet de sidération quels ont été pour les éditions Anacharsis, les premiers impacts, premiers effets de la crise sanitaire ?
Les impacts de la crise sanitaire sont encore difficiles à apprécier. Nous ne disposons pas encore de suffisamment de visibilité, de profondeur de vue. Par ailleurs cette crise produit des effets collatéraux qui relèvent davantage d’un ordre politique, social et économique.
Notre inquiétude, lors du premier confinement, a été que le premier réflexe des libraires soit de retourner nos titres afin de combler leurs besoins de trésorerie.
C’était sans compter sur les aides gouvernementales qui s’adressaient aussi bien à nous, éditeurs, qu’aux libraires, et qui ont produit l’effet inverse : les libraires ont conservé nos titres au printemps, à l’été puis lors du deuxième confinement. Les ouvrages sont restés en rayon et dans le même temps le public est venu massivement en librairie pour acheter aussi bien des nouveautés que du fonds. En ce qui nous concerne, deux phénomènes se sont conjugués : deux succès éditoriaux et, d’un point de vue plus macroscopique, l’engouement du public pour la librairie.
D’une part les ouvrages que nous avions lancés au début de l’année 2020 ont continué de bien fonctionner sur la durée. Le Paul Cézanne (Trois nuits dans la vie de Paul Cézanne de Mika Bierman) avait bien démarré lors de sa mise en vente (janvier 2020) et a repris de plus belle lors du déconfinement de mai 2020 et ce, jusqu’à Noël. Encore aujourd’hui il s’écoule relativement bien. Le Berthe Morizot (Trois nuits dans la vie de Berthe Morizot de Mika Bierman), sorti en janvier 2021, a également rencontré le succès. L’accueil public et critique de ces deux ouvrages a été très positif. Ce sont clairement des titres qui ont pesé et continuent de peser dans nos résultats. D’autre part, la librairie en général a récemment fait l’objet d’un engouement absolument considérable. Engouement pour la librairie et donc pour le livre. La valeur livre apparemment est beaucoup plus ancrée que ce que l’on pouvait croire. Les raisons en sont certainement nombreuses et peuvent être questionnées, mais il y a eu un véritable réflexe de solidarité de la part du public.
Comment se sont conjugués ces deux phénomènes en ce qui nous concerne ? Deux titres qui ont bien marché au point de nous attirer une certaine notoriété, que nous n’avions peut-être pas jusqu’à présent, et donc ont conduit des lecteurs à nous découvrir ? Ou est-ce que l’on peut imputer nos bons résultats de 2020 aux mécanismes nationaux que l’on a constatés partout ? Comment savoir ?
Il me semble percevoir, depuis janvier 2021, une sorte de retour à la normale. Les tendances que je perçois dans l’écoulement de nos titres depuis (le Berthe Morizot mis à part), sont plus proches de ce que nous connaissions depuis notre création il y a 20 ans. Notre fonds suivait jusqu’alors une mécanique propre : écoulement de titres tirés à 1 000, 1 200, 1 500, 2 000 exemplaires et qui se vendent entre 800 et 1 200 exemplaires. Cette mécanique, après l’effet loupe donné sur certains titres, a repris son cours.
Au demeurant, ces deux titres (Trois nuits dans la vie de Berthe Morizot et Trois nuits dans la vie de Paul Cézanne) s’inscrivent dans une continuité éditoriale puisque nous poursuivons, en fin de compte, le travail engagé depuis déjà un certain nombre d’années avec Mika Bierman. Ce qu’il y a désormais de différent c’est que nous avons pris une place au sein de la littérature contemporaine, champs sur lequel nous n’étions pas forcément attendus. A nous d’essayer de nous y maintenir, voire de monter en puissance. Comme je le disais plus tôt, ces titres pèsent dans nos résultats et peuvent nous permettre d’équilibrer certains autres qui marchent moins et qui sont plus usuels dans notre catalogue, tels Tristan ou certains essais plus difficiles à vendre.
Il y a donc eu un impact structurant sur le catalogue mais qui n’a rien à voir avec la crise sanitaire. Ce qui s’est produit de singulier, c’est que cela faisait un certain temps que l’on proposait de la littérature et que nous avions du mal à nous imposer sur ce registre. Je ne pense pas que cela venait de la difficulté des textes. Mais ça a changé.
Quels éléments structurels la crise a-t-elle soulevé(s) ou/et renforcé{s) dans la chaîne du livre ?
Nous sommes face à une crise sanitaire avec des effets économiques induits qui ont, jusqu’à présent, fonctionné en grande partie à contrecourant pour la librairie. Aussi, pour le monde du livre, il serait peut-être plus juste de parler d’une amplification de certaines pratiques.
Typiquement, les écarts se creusent de plus en plus entre les grosses ventes et le reste. Prenons le Goncourt 2020 (L’anomalie d’Hervé Le Tellier, Gallimard). Nous sommes face à un titre dont la lecture n’est pas évidente, avec des arrières fonds assez spirituels qui se fondent sur une imagerie renvoyant volontiers aux séries. Avec sa prose, son intelligence, Hervé Le Tellier propose quelque chose de ludique et plusieurs fonds, produit avec une structure assez compliquée d’accès et pourtant on est devant un succès comme on en a rarement vu parmi les Goncourt.
Je me figurais que ce Goncourt (dont je me félicite qu’il ait enfin été attribué à un oulipien) serait un échec… Or, les effets de prescription venus de la presse, des libraires et des éditeurs eux-mêmes ont largement dépassé la capacité prescriptrice du seul contenu du livre.
Autrement dit, me semble-t-il, le lecteur va acheter des livres par prescription davantage qu’avant, selon un principe vertueux, mais pas jusqu’au bout : je veux soutenir les libraires, je vais acheter un livre ; et je vais acheter le Goncourt… On se trouve alors devant une mécanique où la prescription, résultat d’un système d’invasion publicitaire et médiatique, se voit notablement renforcée par un engouement neuf pour la librairie.
Ce qui par ailleurs a changé, ce sont les commandes de textes de fonds, à l’unité, via le Click & Collect. Chez nous, je pense notamment au Jeremiah Jhonson (Jeremaih Jhonson, le mangeur de foie de Raymond W. Thorp et Robert Bunker). Le constat est simple : plus de commandes en petites quantités sur des titres parus au cours des cinq ou dix dernières années. Est-ce suffisamment prégnant pour y voir une règle générale sur l’intérêt réactualisé des lecteurs pour le fonds ? Là encore, comment savoir ?
Non pas que les lecteurs aient changé leur canal de commande usuel, mais, pour certains, il en existe désormais un ! Beaucoup de gens se sont rendus compte que les librairies existent ; les libraires eux-mêmes témoignent de la venue de clients lecteurs qui jusqu’à présent ne venaient jamais et qui visiblement n’avaient pas l’usage des librairies. Est-ce durable ? Ces nouveaux usagers vont-ils continuer à entrer en librairie ?
Quant au maillage territorial de la librairie, on observe également une augmentation de l’ouverture de nouveaux lieux et, pour certains d’entre eux, sur des créneaux porteurs (exemple, librairies féministes). En parallèle, même constat pour des maisons d’édition dédiées ou des collections au sein de maisons d’édition déjà existantes. Ce phénomène n’est pas propre à un champ en particulier, il se reproduit sur des thématiques en vogue en ce moment (exemple, l’écologie). Ces émergences peuvent d’autant plus prendre, être durables, que la librairie et le livre ont le vent en poupe en ce moment. Enfin, éditorialement parlant, mon inquiétude est d’assister au renforcement de la création de segments commerciaux plutôt qu’au développement de champs éditoriaux. Que les uns prennent le pas sur les autres de façon radicale.
On pourrait ainsi pointer la confusion entre les genres littéraires et les segments commerciaux, par exemple dans le fameux Nature Writing, ou encore dans la Fantasy.
La pratique a été poussée à l’extrême avec l’hyper segmentation des Mangas, où les produits sont pensés strictement à destination de publics cibles captifs.
Ce que j’appelle ici « segment » nous est appliqué sous le terme de « niche ». Il est de bon ton de considérer – avec quelque condescendance – que les petits éditeurs doivent investir une « niche ». Nous n’avons rien à faire d’une « niche ». Les « niches » sont des abris pour les chiens. Les éditions Anacharsis sont généralistes, preuve en est la fiction et les essais que l’on mène de front.
La segmentation dont je parle favorise la concentration des ventes sur certains titres peu nombreux au détriment des autres avec des écarts qui, là aussi, se creusent : ces écarts induisent, à leur tour, un phénomène de crispation sur les petites ventes, contribuant à renforcer des effets concurrentiels susceptibles de s’avérer de plus en plus violents.
Actuellement, de grandes manœuvres se jouent chez Hachette, Editis, etc. et cela aura des effets sur les circuits commerciaux. Si l’on associe cette reconfiguration et le paysage actuel dans lequel sont apparues de nouvelles petites structures éditoriales qui jouent sur des segments commerciaux typés mais par ailleurs en passe d’être investis par de grosses puissances commerciales, alors la concurrence risque fort de devenir très très rude, avec la mise en place de pratiques de plus en plus agressives. Pour en revenir à l’éditorial, je m’attarderais sur les sciences humaines et sociales puisque c’est l’un des champs de notre catalogue avec la collection Famagouste.
En ce moment, la recherche scientifique est mise à mal, surtout en sciences humaines et sociales, et devient un champ de bataille idéologique non du fait des chercheurs mais du fait de ce qui est reproché aux chercheurs. On assiste à une tentative de disqualification du vrai.
Dans le monde du livre, cela se matérialise par la problématique de la non fiction et de l’édition d’intervention. En effet, les textes de recherche fondamentale en sciences humaines et sociales ont de plus en plus de mal à se faire entendre face à un certain nombre de propositions éditoriales de non-fiction (L’Observatoire, Les Arènes, Editions du Sous-Sol etc.). Ces propositions se donnent par certains aspects les atours de la recherche fondamentale mais en la subordonnant à une dramaturgie qui, souvent, prend le pas sur les dispositifs d’argumentation.
Un ouvrage en sciences humaines et sociales est une proposition mise à disposition de la collectivité publique afin de lui soumettre une pensée tandis que la non fiction propose des approches procédant davantage du divertissement ; autrement dit, on est dans l’agitation médiatique au détriment de l’avancée sereine de la recherche et du débat d’idée.
Tout cela n’est pas vraiment nouveau mais symptomatique de ce que l’on traverse actuellement, avec un durcissement de pratiques éditoriales qui tendent à évacuer la réflexion, la pensée sereine en raisons d’impératifs commerciaux.
Le risque est alors de voir une génération, ou un public, prisonniers de ces impératifs sans trouver de possibilité de décodage ; qu’une démarche d’esprit critique ne soit plus entreprise.
Le déclassement des sciences humaines dans la non fiction ou l’intervention les transforme d’un côté en une sorte de loisir éducatif, et, de l’autre, en un terrain de militance partisane qui repose trop souvent sur l’injonction, le pré-requis et les idées acquises. Une forme de crispation qu’on retrouve partout dans notre société actuelle et dont certains éditeurs se servent pour vendre. C’est évidemment une question politique.
Les sciences humaines ont pour objet la fabrication d’outils de pensée, on nous propose de plus en plus du prêt à penser. J’ai peur que cette confusion, qui se traduit dans les bacs des librairies par la segmentation dont je parlais tout à l’heure, ne conduise à dévitaliser en effet l’esprit critique. C’est avant tout la préservation de celui-ci qui me paraît aujourd’hui être un impératif politique. C’est du moins ce que nous tentons de faire en publiant nos essais.
Quelque chose a-t-il changé durablement dans votre pratique du métier ?
Conjoncturellement, oui, une chose a changé de façon évidente, ce sont les rencontres. Anacharsis participait à un grand nombre de festivals, de salons du livre, nous organisions des rencontres sous différentes formes (en et hors les murs des librairies, avec des salons dans le cadre de leur programmation etc.).
Cette possibilité de sortir et d’aller à la rencontre du public par le truchement d’auteurs, de traducteurs est devenue impossible. Un manque véritable s’est installé. Est-ce quelque chose de structurel amené à perdurer ou cela va-t-il revenir ? Il s’est produit de fait un repli sur soi. On se trouve dans un état, un peu flottant, d’éloignement. En temps normal, beaucoup d’éditeurs travaillent chez eux. La situation actuelle n’a fait que renforcer cet état de fait. A titre personnel, j’ai des contacts par téléphone ou avec des libraires juste à côté de chez moi mais cela reste épisodique.
En allant à Blois (Les Rendez-vous de l’Histoire), Saint-Malo (Etonnants voyageurs), Bordeaux (Escale du Livre) les rencontres se faisaient de manière fluides naturelle, spontanée. Des choses se passaient.
Structurellement parlant, pas grand-chose n’a changé : on continue de travailler de chez soi. En revanche, cela a pu être une aubaine pour d’autres aspects, notamment lorsque nous avons dû décaler des parutions d’ouvrages. Pour la première fois, cela nous a donné du temps, lequel nous a permis de projeter des programmations à beaucoup plus long terme. Maintenant, à réception d’un manuscrit on ne le publie pas avant au moins 8 mois, 1 an à partir du moment où on a pris la décision de le faire. Les perspectives sur le programme éditorial se sont considérablement approfondies.
Cette profondeur de temps gagnée est fondamentale et il faut tout faire pour la conserver. Ce temps, on ne le maîtrise jamais vraiment mais essayer d’avoir une certaine main-mise dessus et l’accommoder à nos besoins est essentiel. Nous avons des titres prévus pour octobre 2022 et, malgré tout, nous parviendrons à la réalisation de ces titres dans des délais extrêmement serrés : maintenant qu’on a du temps, on sait qu’on pourra se mettre tranquillement en retard… Tout cela est renforcé aussi par la mécanique d’Harmonia Mundi (diffuseur distributeur des éditions Anacharsis) qui nous demande d’être dans la fourniture d’arguments et de présentation 6 à 8 mois à l’avance. Tout l’enjeu devient alors de pouvoir être dans le bon registre autant de temps en amont lorsque l’on réalise la fiche produit.
Au printemps 2020, vous répondiez aux questions d’Aurélie Marcireau dans le Magazine littéraire suite à la tribune « Nous sommes en crise » publiée dans L’Humanité (29 avril 2020) par des éditeurs indépendants. « L’objet de la tribune en question est précisément de commencer à faire entendre une voix différente sur le vaste marché du livre, un terrain ultra concurrentiel dominé par la logique des flux croissants et l’impératif bénéficiaire. » Qu’en est-il 1 an après ?
Questionnements et échanges se sont poursuivis mais le mouvement s’est quelque peu ralenti. Par ailleurs, sans moyens humains et financiers il est plus compliqué de mener à bien des démarches en vue d’une action structurée. Les convictions sont toujours là, une armature doit être présente et défendre une certaine idée de l’édition. Pour l’instant, cette armature, nous n’avons pas encore été en mesure de la mettre en place.
Des combats sont à mener, avec en premier lieu la défense du fonds et le freinage de la surproduction. Le risque de la surproduction étant la disparition du fonds.
On pourrait par exemple commencer la réflexion sur la question des offices afin que la diffusion ne soit plus seule maître du temps. Ma position n’est pas de proposer des offices réservés au fonds mais de proposer de limiter les offices en sorte que les libraires deviennent maîtres des dates d’offices.
Il reviendrait aux collectivités de libraires de se concerter afin d’indiquer le moment auquel ils souhaitent recevoir les offices, et que, d’autre part, ils en précisent le rythme (exemple, non plus ni 4 ni 6 par mois, mais seulement 3). Ce qui impliquerait que ces 3 offices mensuels prévoient un quota par éditeur en fonction de la quantité de titres édités par an, quota lui aussi fixé par les libraires, en fonction également de la place dont ils disposent.
Ce postulat radical permettrait d’asseoir une réflexion de fond autour de la question centrale du monde du livre qu’est la diffusion. C’est elle qui commande à la vie du livre. Lorsque des éditeurs propriétaires de circuits de diffusion souhaitent produire davantage de titres, ils ouvrent tout simplement des offices supplémentaires afin d’écouler leur marchandise. La clef de voûte du système du monde du livre en France est entièrement entre les mains des diffuseurs.
Il existe certainement d’autres pistes à explorer et il faut absolument en débattre à un niveau interprofessionnel, avec les communautés de libraires, les diffuseurs et, pourquoi pas, les imprimeurs.
Les interventions d’un certain nombre d’éditeurs indépendants dans le Livres Hebdo du mois de mai (Livres Hebdo n°9, mai 2021, dossier Le nouvel esprit « indé ») étaient très intéressantes mais restaient très techniques, tandis que l’on n’entend pas des acteurs comme la Sodis, Interforum etc. Tous ces acteurs de la diffusion sont très différents, très distincts les uns des autres d’où l’intérêt pour les libraires de s’emparer du débat.
L’idée est de parvenir à objectiver des modalités de circulation des flux : la baisse des offices c’est donner l’opportunité aux fonds des librairies de tourner plus. Dans la logique de cette proposition, assez utopique bien entendu, on se retrouverait éventuellement avec deux genres de points de vente : les Relais H et équivalents (marché pour une rotation ultra rapide) et les librairies d’autre part. Peut-être penser à reconfigurer les niveaux de librairie, du coup. C’est encore une fois une question de temps.