Chronique d'une crise : portraits de la vie littéraire
La Fédération interrégionale du livre et de la lecture (Fill) a publié en juin 2021 l'acte II de sa Chronique d'une crise dans neuf régions françaises. Après le premier acte, l'étude se poursuit par la publication de l'acte II, Faire, défaire, tenir.
Occitanie Livre & Lecture a participé à cette enquête interrégionale en proposant des portraits de professionnels du livre de la région. Découvrez ci-dessous le témoignage de :
- Yves Jaumain, responsable du FIRN, manifestation littéraire implantée dans l'Hérault
- Marion Dumand et Géraldine Stringer, fondatrices de l'Atelier autonome du livre, un lieu de résidence de création situé à Mosset, dans les Pyrénées-Orientales
Propos recueillis en mai 2021.
Entretien avec Yves Jaumain pour le FIRN
Festival international du roman noir (FIRN)
Le FIRN est un festival international dont un auteur sur trois en moyenne est étranger. Il se déroule dans la ville héraultaise de Frontignan qui compte 23 000 habitantes et habitants, et investit les places, les lieux culturels, pendant un week-end festif de trois jours. La ville se met aussi au noir dans les cantines des établissements scolaires, les vitrines des boutiques du centre-ville.
Chaque année, une cinquantaine d’autrices et d’auteurs de littérature polar ou noire sont conviés pour des temps de rencontres publiques et de dédicaces. En 2020, la 23e édition du FIRN se place sous le titre prometteur : « Résistance-résilience ». On n’aurait pas pu mieux dire…
Maintenir le festival
Dès le mois de mars 2020, la perspective est de maintenir la programmation prévue au début du mois de juin. Quarante-cinq autrices et auteurs sont invités, issus de 7 nationalités. Mais la situation sanitaire du printemps demeurant trop incertaine, l’organisation décide de ne pas annuler mais de reprogrammer finalement le festival du 11 au 13 septembre.
Au fil des annonces sanitaires, l’incertitude concernant la possibilité de voyager à l’international pour une partie des invités oblige à la refonte des prévisions. Dans ce contexte très perturbé, comment maintenir le lien entre les autrices, les auteurs et le public ? Comment assurer la promotion des ouvrages ? Quel rôle pour chaque acteur de la chaîne du livre ?
Le festival 2020 est repensé en une édition majoritairement virtuelle (20/2.0) par une équipe municipale plus ou moins aguerrie à l’utilisation des outils de captation d’image et de son, de même qu’à la conception et l’impression de documents de communication. Pour précision, le FIRN fonctionne en régie municipale.
Basculant au format numérique, le festival propose aux autrices et auteurs programmés de répondre à trois questions, les mêmes pour chacun, et de se filmer pendant qu’ils y répondent. Un temps de lecture complète l’entretien. Cette proposition permet de maintenir la rémunération pour les participantes et participants.
Mais le FIRN 2020 ne se limite pas à cette diffusion événementielle des entretiens vidéos.
Lire en plein air
En septembre, le département de l’Hérault est en alerte rouge et les rassemblements y sont strictement limités. L’équipe du festival rebondit à nouveau et propose une programmation de huit balades littéraires, profitant, dans la programmation initiale, d’auteurs installés en Occitanie qui, eux, peuvent se déplacer pour l’occasion. Tous donnent leur accord.
Le festival prévoit des itinéraires, certains auteurs viennent en repérage, les balades sont coécrites avec les auteurs : l’une se déroulera à la cueillette de champignons dans le bois des Aresquiers, une autre à travers un vignoble, une barge électrique parcourra le canal pendant que l’auteur lira des extraits de son texte, un autre emmènera un groupe à vélo… deux balades se dérouleront à Sète, une autre à Mèze, une à Vic la Gardiole, à proximité de Frontignan et l’ensemble proposera des temps très privilégiés en compagnie d’auteurs se prêtant à un exercice inédit avec un public restreint. L’occasion lui est donnée de tisser une relation de proximité avec le texte et son créateur. Chaque balade se termine autour d’une table de libraire du territoire proposant les ouvrages de l’autrice ou de l’auteur qui a lu des extraits de son texte, dans le respect des conditions sanitaires en vigueur.
Résistance-résilience, l’édition 2020 du festival, se déroule en deux jours et demi, autour de neuf balades avec 8 auteurs et d’événements en ligne avec 30 autres.
Poursuivre et réinventer
Fort de cette réorganisation événementielle en temps de crise, le FIRN repense sa programmation 2021 pour une présence plus régulière dans le territoire et une réflexion sur un événementiel réduit. On reste sur un format de 45/50 auteurs mais 25/30 sur l’événement et 15/20 sur des résidences, des ateliers et… des balades. Les balades littéraires sont programmées mensuellement. Le festival sélectionne des ouvrages parus récemment qui peuvent entrer en résonnance avec la thématique du festival (Des villes et des champs, les géographies du roman noir) et un lieu emblématique du territoire. S’il leur est impossible de se déplacer en repérage avant la rencontre publique, les autrices et auteurs reçoivent des photos de la balade pour préparer leur lecture. Ces rendez-vous de plein air sont gratuits, accessibles sur inscription, du fait d’une jauge limitée, et se terminent autour d’un temps convivial associant viticultrices, viticulteurs et restaurants/traiteurs locaux. Une table de dédicaces y est systématiquement proposée par une librairie partenaire.
Certaines balades seront suivies d’une rencontre en librairie, en fonction du territoire dans lequel elles se dérouleront.
Vingt-cinq autrices et auteurs seront conviés au mois de septembre pour des temps de rencontres et de dédicaces d’ouvrages. Le festival réfléchit à la création de deux espaces distincts : l’un pour l’achat des ouvrages du côté des librairies partenaires, l’autre pour la rencontre avec les autrices et les auteurs invités, dans un décor qui sera probablement créé par l’atelier des Compagnons d’Emmaüs.
Et si 2020 était un ouvrage ?
120 minutes pour changer le monde, un roman d’anticipation/espionnage du britannique Peter George paru fin des années 50, dans sa version remastérisée par Stanley Kubrick pour Dr Folamour ou comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe. »
Atelier autonome du livre (Mosset, Pyrénées-Orientales)
Année hors sol
Quelque part entre marges, montagnes, précarité et ukiyo-e*
Flotter.
Nous avons flotté.
Pour ne pas sombrer. Quand bien même nous sombrions dans l’univers insatiable des dossiers administratifs, des demandes de subventions, des cerfa, des compte-rendu de demandes de subventions, des aides exceptionnelles, des fonds de soutien, des dons d’urgence, des fichiers différents à chaque partenaire, jusqu’aux lignes comptables qui s’entrecroisent et nous nouent, des budgets annuels qui se décident au mieux en mai, et nous musellent plus d’un tiers de l’an. Et rebelotte d’une année à l’autre.
Pour combler le déficit de 2020. Tenter de le prévenir pour 2021.
Rien de neuf en fait. Que du déjà vu. Exacerbé, porté à son point le plus extrême : monter des dossiers plutôt que de faire. Remettre aux calendes grecques ce qui est beau et bon mais non monnayable : préparer telle expo, réaménager l’atelier, finir tel livre, expérimenter tel processus, apprendre telle technique, faire les cueillettes, les découvertes, les rencontres. Peindre, écrire. Non, pas le temps. Espérer survivre.
Nous avons mis 12 ans à nous construire, dans une précarité et une instabilité permanentes. Douze ans pour parvenir à deux salaires minuscules (562,24 € sans aide et le mirobolant 738,25 € grâce au PEC). Pour faire reconnaître comme légitimes nos exigences d’ateliers (2 intervenantes travaillant ensemble en demi-groupe, payées au tarif DRAC et dûment défrayées). Pour construire « notre œuvre », œuvre individuelle et collective, faite d’ateliers et de résidences, de créations et de livres, d’improvisations et de luttes. De déceptions et de rages aussi : comment y échapper alors que nous vivons à la montagne, en « zone de revitalisation rurale », et non loin des frontières ; que nous travaillons avec des institutions publiques de plus en plus pauvres, et souvent avec des personnes infiniment plus pauvres, malmenées, fracassées, enfermées. Invitées à accepter leur sort. Comme nous. Et ensemble, des moments de grâce, des travaux magnifiques, de la solidarité et des rires. Alors tenir.
Et flotter. Avec quelques bouées auxquelles s’attacher : un lieu de vie ici, une école de ZEP là, un musée ailleurs… Pour ne pas être totalement hors sol, hors humains. Et puis notre île flottante que nous repensons régulièrement : les résidences. Toujours mouvantes, surnommées « En marge », et pour cause. Qui, depuis 2010, ont accueilli auteures et artistes, avec cartes d’identité, passeports ou demandes d’asile. Sans jamais aucune contrainte de création. Cette année donc, nous les avons encore reconstruites, afin de préciser ce que la marge implique, (res-)suscite.
Trois résidences, comme les trois ourses : la résidence des Empêché.e.s, la résidence du Grand Labeur, la résidence du Coin. La résidence des Empêché.es s’adresse à celleux qui y ont d’habitude difficilement accès : « monoparent.e », jamais publié.e, réfugié.e, précaire, issu.e de pays « en crise », avec un budget spécifique pour proposer des solutions spécifiques. Et aucun mépris : des empêché.es, nous en sommes aussi. Celle du Coin implique une problématique propre à notre territoire – et des problématiques, il y en a ! Quant au Grand Labeur, elle offre trois mois de séjour. Ces résidences aussi flottent. Pourront-elles exister ? Quel budget aurons-nous vraiment ? Que nous faudra-t-il supprimer ? Pourrons-nous même héberger les artistes alors que chez nous, à cause des curistes et des touristes (ou plutôt à cause de celleux qui préfèrent leur louer), on ne trouve ni logement à l’année ni gîte pas trop cher ? Nous sommes mi-mai et de ces résidences, nous ne savons toujours rien.
Nous ne savons pas non plus ce qu’il adviendra de notre association, l’Atelier autonome du livre. Ce n’est pas faute d’envies. Que quiconque ait un projet puisse venir à l’atelier pour utiliser notre matériel et notre savoir-faire. Que la sérigraphie trouve une place chez nous. Qu’on puisse arpenter livres et montagnes. Qu’une annexe s’ouvre dans un village-frontière. Que nous créions plus et que parfois nous puissions vendre (notamment par internet). Que nous participions aux lectures publiques et aux créations sonores. Qu’avec les associations amies nous mettions en place dans notre village un lieu d’arts contemporains. Et tous ces désirs qui naissent sans cesse.
Non, décidément, ce n’est pas faute d’envies. Mais de forces. De souffle. L’air coupé sous le pied. Le masque comme un symbole de ce qui est déjà, là, bien en place, empire sans cesse. Qu’est « Ce » donc ? Le résumer, comment ? Peut-être juste écrire « l’injustice ». Et décliner : écologique, sociale, mondiale...
Alors, où trouver l’énergie, si ce n’est dans la montagne et les ami.e.s ?
Et. Et surtout, et quand bien même, de cette énergie, pourrons-nous en user puisque notre survie, comme association, comme précaires, et comme d’habitude - en pire -, appartient elle aussi au monde flottant ?
Marion Dumand
* image du monde flottant, en japonais.
***
« Tout me paraît être l’apothéose de quelque chose depuis longtemps mis en place. »
Géraldine Stringer fait les dernières retouches de son documentaire graphique sur l’hospitalité (à paraître à l’automne au FRMK). Mais sinon…
« Abasourdie, bouchée et vide, je n’ai rien fait de créatif depuis un an. Je suis admirative de ceux qui subliment la situation, celles et ceux qui arrivent à créer et à nous faire rire. Comment écrire, décrire ce que la planète entière vit, qui cela va-t-il intéresser ? Comment parler d’autre chose, sans que cela paraisse obsolète. C’est le vide. Le trop plein. Tout me paraît être l’apothéose de quelque chose depuis longtemps mis en place. Ça me coupe les jambes, toutes ces fragilités exacerbées.
Comment parler de quelque chose que tout le monde vit et en même temps qui ne change qu’à peine mon quotidien et encore moins notre précarité, habituées qu’on est à faire avec des bouts de ficelle. J’ai pas envie de lire ce que les autres en pensent, les journaux de confinés m’emmerdent mais c’est normal, j’ai une vie sociale, rien ne me manque, je vis dans la nature, l’espace est grand, tout le monde vient me voir : je suis la balade d’un kilomètre.
Tout ce que je pressentais est là, on y est. Pas enfin, mais des fois presque… Il n’y a plus à avoir peur, plus la peine d’essayer d’anticiper, d’essayer de lutter, c’est trop gros trop fort il faut être nombreux, très nombreux attendons que les gens crèvent de faim, là on le sera assez, nombreux, en attendant… je ne sais pas. La bête nous guette. Elle, elle veille, elle et sa binarité. Collée comme un varroa à l’abeille. Elle et ses peurs, elle et son avidité.
Je suis scotchée, toutes mes peurs se réalisent, je ne peux plus penser, le monde d’avant le monde d’après qu’est-ce qu’on en fait ? C’est vraiment pas simple. Tout me paraît superflu et obsolète.
Rien ne m’empêchera de faire ce que j’ai à faire, on a toujours réussi sans, c’est plutôt l’envie.
Il me semble devoir digérer, laisser décanter, c’est trop. D’un autre côté je me sens moins seule, inquiète… Avant j’avais l’impression de prophétiser, d’être la personne négative qui voit tout en noir, plus maintenant, c’est marrant. Au contraire, je me fous de tout, c’est trop tard.
J’ai l’impression de coller des sparadraps, de parer au plus urgent, de tenter de réparer les copines les copains. Les enfants s’adaptent, eux, pas de problème.
L’humanité s’adapte en réalité. Elle en a vu d’autres… On passe dans une nouvelle ère, nous, on est à la charnière, je fanfaronne mais c’est pas si fastoche. Et c’est là qu’on se dit, ahhhhh c’était mieux avant ! Tu parles, on n’en voulait pas non plus, de l’insouciance, ils me débectaient les insouciants…
On a visé l’autonomie, mais qu’est-ce qu’elle vaut l’autonomie si on ne l’acquiert pas tous ? Ça vaut rien, merde…
Une bande de nuage stagne à mi montagne.
Ça c’est réel.
Si je regarde midi à ma porte rien n’a changé, d’ailleurs j’en ai ras-le-bol de ceux qui regardent midi à leur porte, c’est bien ça le, problème, le pas de porte.
Solidarité mes couilles, enfin ça dépend... Arrête de généraliser nom d’une pipe !!!! »
Géraldine Stringer