Les auteurs lauréats d'une bourse de création en 2019
MARIE BARDET
Crédit : Dabrowski / Deniau
Marie Bardet est l’autrice d’un très beau premier roman intitulé À la droite du père (éditions Emmanuelle Collas, 2018), où s’entremêlent différentes mémoires qui se font écho à travers le temps et l’espace, du Vichy des années noires au mémorial de Rivesaltes en passant par la guerre du Liban. Par le biais d’une écriture puissante où traumatismes familiaux et historiques, drames intérieurs et collectifs affleurent, Marie Bardet met en évidence les liens mémoriaux, jusque-là insoupçonnés, qui unissent différents personnages. Ces personnages, décrits dans toute leur complexité et contradictions, se retrouvent face à une question dont l’enjeu ne saurait être sous-estimé : comment faire face aux fantômes du passé et rendre justice aux victimes des nombreuses tragédies du vingtième siècle, happées par l’Histoire ? C’est par la rencontre avec l’Autre et les fantômes qui l’accompagnent, ainsi que par une conception de l’identité plurielle, toujours susceptible d’évoluer au gré des rencontres avec autrui, que les personnages de Marie Bardet semblent trouver des éléments de réponse à cette question difficile.
Dans son nouveau roman Babylift, dont le titre fait référence à l’opération d’évacuation d’orphelins mise en place à la fin de la guerre du Vietnam, il sera aussi question de mémoire et de problématiques d’identité, et notamment de la difficulté, face au poids du passé historique et familial, d’affirmer sa propre identité.
Diane Otosaka, doctorante en Lettres, Université de Leeds (Royaume-Uni)
LILIAN BATHELOT
Crédit : DR
Lilian Bathelot est un écrivain qui aime toucher à tout. De cracheur de feu à professeur de philosophie, il jongle entre les domaines tant dans son travail que dans son écriture. Il a ainsi signé plusieurs romans noirs, romans de jeunesse, romans de science-fiction, nouvelles, pièces de théâtre et même un long-métrage. Chaque œuvre est différente, étant pour lui l’occasion d’expérimenter les structures et styles narratifs. Se décrivant comme un auteur contemporain, il ne se colle toutefois pas l’étiquette d’un style particulier, préférant ne pas poser de mots sur cette patte singulière que l’on sent pourtant dans chacune de ses œuvres. A ce sujet, il détourne en rigolant les propos de Victor Hugo en déclarant que « la vache ne saurait définir le lait qu’elle produit ». Une chose est certaine, c’est un lait dont on déguste le goût, un goût de vie dont sa littérature se nourrit.
Ce qui intéresse Lilian Bathelot, c’est l’humain. Il raconte les gens et leurs émotions, il puise dans les rencontres de la vie quotidienne pour redonner la parole aux « petites gens », cherchant à s’éloigner des archétypes d’une littérature bourgeoise qui n’écrit qu’à travers le filtre des cultures dominantes. Ses personnages sont tous porteurs d’une profonde humanité qui va au-delà des frontières et des époques car, pour lui, nos aspirations, émotions et sentiments restent finalement les mêmes. C’est pourquoi on retrouve dans ses écrits des préoccupations qui traversent le temps : solidarité, justice, partage, conditions des femmes et des nations premières, répression policière, tous ces thèmes se retrouvent dans son roman à paraître, Geronimo et moi. Dans ce nouvel ouvrage, on plonge dans la vie de Mathilde à travers ses carnets de bord, où la jeune fille raconte et réfléchit, consignant en un rythme stimulant ses aventures lors des Communes de Paris et, après sa fuite aux Etats-Unis, des Guerres Indiennes. Un voyage qui ne manquera pas, comme on le fait toujours dans les romans de Lilian Bathelot, de nous faire renouer avec l’humanité.
Laurie Perbost, étudiante en Lettres modernes, Université Toulouse-Jean Jaurès
GUILLAUME BOPPE
Crédit : Marjory Salles
Elsene. Elsene, ou Ixelles. Ensor, les peintres… Ensor, Léon Spilliaert. Jouons sur les sonorités. Mais laissons là à découvrir après le voyage et le séjour que Guillaume Boppe va entreprendre dans ses Nord, de part et d’autre d’une frontière - que l’on espère n’en être plus une -, celle qui fait qu’au-delà d’elle, ce petit morceau de territoire, diffèrent humains, langues et cultures – ce qui bouscule mais est un vrai bonheur. Guillaume Boppe va, plus qu’il ne voyage - vit dirais-je -, écrit le poème et ne raconte. C’est un poète, non un romancier. Il dit s’en être rendu compte lors d’un premier séjour, justement à Bruxelles, en 2006 et 2007. Les paysages urbains traversés en Belgique influeront sur l’écriture de deux ensembles de poèmes, Toi (Propos2 éditions, 2014) et Le Coude (Propos2, 2016). Ses parcours le mènent et près de son lieu de vie, les Cévennes, et dans l’éloignement, jusqu’en Asie. Alors des voyages la vie en est bouleversée. La pensée au monde : tout au long de la vie est l’apprentissage. Tout voyage, entrepris ainsi bien sûr, et jamais facile, est initiatique. «Ce qui hante / de manière plus sensible / c’est le lieu » écrit Guillaume Boppe. Dans ce voyage qu’il nomme provisoirement Elsene, Guillaume Boppe, tel que nous le connaissons va vers le poète, vers la poésie d’Eugène Savitzkaya, dans leurs nord « l’expiration étant chaque fois le temps fort de la respiration ». Une poésie qui, dans son énigmatique, toujours, et cela est sa force, conserve l’imaginaire enfantin. Car c’est certainement, sûrement, dans la poésie, sa poésie, dans sa forme, sa syntaxe, sa densité que nous trouverons, comme dans chacun de ses livres parus, et les pays-les paysages qu’il traverse, et lui parmi les humains qu’il rencontrera y vivre. Il n’a pas titré par hasard un des ses textes Paysages avec passants. Ce sont « Des lieux qui existent / pour soi ».
Jean de Breyne, poète, éditeur
ÉRIC CHERRIÈRE
Crédit : Nadia Cherrière
Eric Cherrière est-il un écrivain devenu cinéaste ou un cinéaste devenu écrivain ? Les deux mon capitaine. Metteur en scène, scénariste et écrivain donc. Tout à la fois féru de littérature et de cinéma. De préférence de genre. A la fin des années 90, il se fait la main sur une poignée de courts métrages. En 2003, il co-réalise avec Claude Ledu Aragon, terre de western qui rend hommage à une poignée de producteurs barcelonais qui prirent le risque de fabriquer leurs propres westerns loin d’Hollywood. En 2007, le duo remet le couvert avec Rouge western, Un documentaire où le western italien est vu sous un angle délibérément contestataire. Pourtant, trois ans plus tard, il prend son monde à contre-pied en publiant un premier roman, Je ne vous aime pas, tout aussi violent que mélancolique. Dans la foulée, son second livre, Mademoiselle chance (2013) continue d’explorer "cette rage sourde qui accompagne les hommes". Dès lors, Cruel (2014), son premier long métrage constitue une forme d’aboutissement en livrant le portrait d’un tueur en série à la dérive. Les héros sont fatigués, la société divise les hommes et les regards des enfants n’y pourront rien. Et si L’Inconnu (2019), son troisième roman, revisite la lutte des classes à travers une série de crimes qui visent les plus grandes familles françaises, c’est peut-être Ni dieux ni maîtres, un film d’aventures médiéval atypique, qui synthétise le mieux ses préoccupations. L’héroïsme, l’innocence, le mal et un amour inconditionnel pour les mots. Son dernier livre, Mon cœur restera de glace vient de paraître aux éditions Belfond.
Frédéric Thibaut, programmateur à la cinémathèque de Toulouse, journaliste
RONALD CURCHOD
Crédit : DR
Né à Lausanne en 1954, toulousain depuis 40 ans cette année, Ronald Curchod, au départ jeune dessinateur autodidacte passionné, a développé au fil du temps un art qui ne ressemble à personne d’autre, reconnaissable au premier regard, dans sa diversité même, que ce soit les portraits, le théâtre du monde, l’expression de la nature. Célèbre affichiste, primé en Chine, au Japon, au Mexique, il a aussi publié ces dernières années au Rouergue plusieurs albums dont « La nuit quand je dors » qui reçut le plus célèbre prix d’illustration en Europe (Pomme d’Or à Bratislava ). Ce qui frappe dans son œuvre, c’est sa façon de nous donner la sensation du réel (arbres, flammes, fourrures, visages paraissent à toucher du bout des doigts) et en même temps, comme un oiseau vire d’un coup d’aile, il nous plonge dans l’imaginaire, l’onirisme, l’humour de l’absurde, le surréel. Cet homme calme, fraternel possède de nombreux paysages intérieurs. On rêve d’un livre où il nous conterait la rencontre de Jérôme Bosch avec Hokusaï. Féru de poésie japonaise, il sait en peignant comment un papillon rencontre une fleur ou s’envole d’un feu. Du livre en cours, que concerne cette Bourse de création, nous ne pouvons pas encore parler, mais peut-être peut-on en divulguer juste un peu du parfum, de manière énigmatique : remonter vers l’enfance, réinventer une montagne qui y mène, poétiser les sens, la nature comme trésor et demeure de tant de secrets, de rêves soudain à découverts, puis un espace libre où une vache pourrait porter un chapeau de fleurs et ouvrir la vallée à l’imaginaire.
Carl Norac
ELENA DEL VENTO
Les créations d'Elena Del Vento font penser à ces images que l'on ne voit qu'au microscope, l'infiniment petit se révélant en cellules, en particules. Tâches d'aquarelle, jets d'encre, collages et la trace d'un tampon taillé dans la mousse : Elena Del Vento est une magicienne des matières. Quelques traits de plume et apparaissent de petits mondes, se révèlent des personnages évanescents, des animaux, des histoires.
L'illustratrice, par ailleurs graphiste, travaille depuis 2007 sur plusieurs ouvrages de littérature jeunesse. Dans Le Triomphe du Zéro (éd. Emme Edizioni), comptine du célèbre écrivain et poète Gianni Rodari, elle donne vie sur le papier au mal-aimé chiffre zéro et ses compagnons, puis aux ponctuations avec Un petit point de rien du tout et Un petit trait de rien du tout (ed. Circonflexes). Dans Al Posto Del Naso, ses personnages en aquarelle revêtent des nez en forme de points d'exclamation. Pour le studio Small Bang, des espaces sauvages s'animent sur tablette numérique.
Ses activités et son vécu de mère insufflent à Elena l'envie de concevoir un livre d'artiste approchant cette manière sensible qu'ont les enfants de percevoir le monde. L'Orage est donc une recherche. Telle une partition, l'autrice crée un langage graphique pour décrire les sons et donne un rôle actif au lecteur, libre d'interpréter ses perceptions et son ressenti. C'est aussi un point de départ pour explorer de nouvelles formes : ateliers, performances vidéosonores, livres jeux.
Hélène Marquer, actrice-autrice
ANTOINE FISHER
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Antoine Fischer est un étrange petit être des montagnes s’affairant le jour avec des tuyaux d’arrosage et di-verses outils thermiques, et la nuit à couvrir d’innombrables pages de bien davantage de petits traits à l’encre de chine et à la plume. Tous ces petits traits accollés, il en serait aujourd’hui à 18 fois la distance Terre-Mars, paraît-il.
L’espace libre laissé par une enfance passée sur la route (sa famille faisait du spectacle de rue) plutôt que sur les bancs d’école et le contact permanent avec la nature pendant les saisons creuses ont favorisé une imagina-tion féconde ainsi qu’une façon particulière, parfois déconcertante, d’appréhender les choses de la vie.
Très vite Antoine se met en tête de devenir dessinateur, ce qui l’amène aux Arts-décoratifs de Genève, seul établissement faisant alors fi de l’antécédent scolaire de ses candidats. A 17 ans, il rencontre ainsi la ville, les squatts et les futurs co-créateurs de la maison d’édition « hécatombe ». Ces années marquent par ailleurs, sous le haut-patronage de Christian Humbert-Droz, la découverte d’une nouvelle passion : la sérigraphie.
A l’issue de ces formations artistiques et humaines, Antoine s’empresse de retourner s’entourer de ses bienveil-lantes Pyrénées pour y fonder avec l’aide de ses compères dessinateurs, en 2007, l’atelier « Sérigrafisch ».
Ce dôme de 9 mètres de diamètre abritant de grosses et moins grosses -mais toutes capricieuses- machines fait voir le jour à de nombreux objets d’édition, des premiers apéro-comix aux plus récents beaux-livres à tirage limité de la collection Gemini codex tous confectionnés de l’écriture au dernier coup de massicot sur place.
Dévoreur de récits d’explorations et de grands voyages, curieux de l’actualité, c’est donc avec un regard bien à lui qu’il invente à son tour des univers toute en finesse et en drôlerie.
Lancée par son ami Yannis La Macchia, c’est la seconde fois que la collection RVB (collection de bande dessi-née numérique) invite Antoine Fischer à venir explorer le potentiel élargi de narration permis par le médium numérique, il trouve dans ce nouveau genre de publication le moyen de concrétiser des projets de narration discontinue en s’affranchissant de la matérialité. Après « Tribulations terriennes », version numérisée d’une fresque grandiose agrémentée de strips burlesques reprenant le thème de l’évolution, « Trituration mar-tienne » est le nouveau projet en cours. Il y est question de robots rebelles et de rapports entre l’homme et la machine dans un décors martien dévasté par la convoitise de matières premières et de terraformation.
Liên Favard, vidéaste
Gaëlle Hersent
Gaëlle Hersent, dessinatrice de bande dessinée et illustratrice s’est formée à l’École européenne supérieure de l’image d’Angoulême et à l’École des métiers du cinéma d’animation. En 2015, associée à Aurélie Bévière et à Jean-David Morvan au scénario, elle publie une première bande dessinée Sauvage (Delcourt), qui sera remarquée par les professionnels et le public. Deux ans et demi de travail furent nécessaires à la publication de cette biographie de Marie-Angélique le Blanc. Suivront des projets éditoriaux collectifs, comme sa participation au Tome 3 d’« Axolot » (Delcourt) en 2016, ou encore A la table du roi Soleil dans la série « Les cuisines de l’histoire» (Dupuis) en 2017. En parallèle, elle contribue à plusieurs publications jeunesse.
Après plusieurs mois de travail, le tome 1 de sa nouvelle bande dessinée « Le Boiseleur » paraît en 2019 aux éditions Soleil t dans la prestigieuse collection « Métamorphose ». Cet ambitieux projet qui offre plusieurs niveaux de lecture - que l’on soit adulte ou plus jeune - est le fruit du formidable duo artistique qu’elle formera avec le célèbre (et malheureusement regretté) scénariste Hubert.
Elle livre un dessin émouvant, poétique, animé et captivant. Elle reçoit d’excellentes critiques et ses œuvres originales sont présentées lors d’une exposition à Paris. Elle poursuit, seule aujourd’hui le tome 2. Sa force intérieure et sa ténacité ne laissent pas de doute sur sa capacité à se dépasser une fois encore.
Ludovic Monnier, galeriste
AURÉLIA LASSAQUE
Crédit : Raphael Lucas
Perdre ses parents, c’est devenir orphelin. Perdre son enfant, c’est quoi ? Pourquoi il n’y a pas de mot pour le dire ? (Aurélia Lassaque, Big Bang Mama, extrait).
Quand elle était petite, elle était grande
Aurélia, qui est petite, est grande, grande par son chant qui la redresse, si haut si haut, jusqu’aux étoiles, jusqu’à l’étoile dont rêvait Ulysse sur le chemin du retour. Aurélia dont le prénom résonne à la lisière des forêts dorées comme les poèmes de Trakl et les contes du doux Gérard de Nerval. Aurélia est autant de la terre que du ciel. C’est pour cela que quand elle était petite, elle était déjà grande.
Par ses songes qui cognaient à la porte du jour, par ses yeux qui regardaient les grands et savaient déjà que les grands sont parfois si petits parce qu’ils ont oubliés qu’ils furent des enfants. Des enfants que n’a pas Aurélia…
Comme moi.
Son grand frère à qui on demande aussi : tu as des enfants ? Et qui une fois sur deux n’a pas envie de répondre. Qui a écrit un livre dont le titre répond à sa place : Nous sommes des enfants de vouloir des enfants. Son grand frère, un homme aussi qui essaie, de toutes ses forces, de comprendre sa petite sœur, une femme à qui on demande : tu as des enfants ?
Aurélia parle en chantant, chante en parlant et construit ses histoires avec toutes les histoires qu’elle a entendues, lues, inventées, du plus loin, du plus profond de l’histoire et de la géographie. Alors à la question, tu as des enfants, elle botte au ciel et raconte une légende vraie pour tous les enfants que nous sommes et qui croyons dur comme fer à la résistance du poème dans la prose, de l’enfant dans l’adulte.
Un jour j’ai vu un enfant le jour de sa naissance. Un petit garçon. Il était chiffonné comme un mouchoir qui consolerait les dieux. Le lendemain, je l’ai revu, il était déplié et propre comme un jour de joie.
On aurait dit, qu’entre ses deux jours, il avait déjà vécu une vie. Les histoires d’Aurélia naissent entre ces deux jours-là. Du temps où les bébés et les vieillards parlaient la même langue.
Yvon Le Men, poète, romancier, Goncourt de la Poésie 2019
LAURENT MAUVIGNIER
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Un auteur majeur – ces mots, quoique péremptoires, s'imposent pour qualifier Laurent Mauvignier. Ecrivain né en 1967, il ausculte les stigmates de la guerre d'Algérie avec une justesse inouïe : les douleurs résonnent, bruit et fureur, silence et rien, dans la nuit Des Hommes (2009).
Lire les livres de L. Mauvignier est une expérience essentielle. On éprouve alors une langue singulière, on est secoué par une phrase, débordante, déployée Autour du monde (2014) pour tenter de l'embrasser, on est bouleversé par un usage somptueux de la virgule qui lie autant qu'elle sépare les mots des personnages, on est empreint par une polyphonie à hauteur d'oralité – Apprendre à finir (2000) est un livre-châsse qui recèle, comme autant de bijoux précieux, les paroles secrètes des proches de Luc, abasourdis par son suicide. Les jeunes lecteurs, qui découvrent parfois au lycée Ce que j'appelle oubli (2011), demeurent sidérés par la violence d'un bref récit inspiré d'un fait divers (un homme passé à tabac par les vigiles d'un supermarché pour avoir bu une bière dans les rayons) ; ils en ont le souffle court – ils n'avaient jamais pensé, confient-ils, qu'un tel livre puisse exister.
Laurent Mauvignier enfin est un écrivain qui cherche « cet autre art, cet autre possible » (Visages d'un récit, Capricci, 2015, p. 29) et il faut donc se laisser surprendre. Tout mon amour, d'abord scénario, puis pièce de théâtre et film, est un récit exemplaire des variations de l'écriture mauvignéenne, plurielle et expérimentale, polymorphe et poétique, infinie.
Mathilde Bonazzi, docteure ès lettres, spécialiste de l’édition et de la critique littéraire
Peut-on encore parler d’un style-Minuit à l’orée du XXIe siècle (Éric Chevillard, Éric Laurrent, Laurent Mauvignier, Marie NDiaye et Tanguy Viel) ? Thèse de Mathilde Bonazzi.
Mythologies d’un style : Les Éditions de Minuit de Mathilde Bonazzi, éd. La Baconnière, 2019
Laurent Mauvignier, dir Karine Germoni, Jacques Dürrenmatt, éd. Classiques Garnier, 2019 (essai)
Stéphane Servant
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Voix subtile et singulière de la littérature pour la jeunesse, Stéphane Servant est un maître gymnaste, un virtuose du grand écart maîtrisé, jamais là où on l’attend et toujours exactement à sa place.
De ses albums malicieux que chacun connaît : Le machin, La culotte du loup, etc…, aux romans majeurs qu’il égrène depuis une décennie : Le cœur des louves, La langue des bêtes, Sirius, Félines, il passe d’un genre à l’autre, conte rigolard, histoire du soir, récit intime, roman d’aventure ou anticipation avec la même exigence et une ambition forte pour lui, pour ses personnages, pour ses lecteurs.
Ses mondes pluriels et précieux, sont liés entre eux par plusieurs constantes remarquables. Une écriture ciselée, limpide, sensible, profonde, qui se distingue immédiatement par une prosodie singulière que l’on serait tenté, faute de terme adéquat et par fainéantise coupable, de qualifier de poétique. Une forme de panthéisme païen, où la nature est l’absolu, hante nombre de ses histoires. Un sens du récit implacable, une force d’introspection remarquable et une bienveillance constante pour ses personnages, toujours d’une humanité à nue, bouleversants dans leurs blessures, leurs errances, leurs forces, dans le pire comme dans le meilleur. Stéphane Servant pose un regard sans complaisance ni jugement sur les mondes qu’il explore, se faisant, il offre à son lecteur de pouvoir se lire, se parcourir également sans complaisance, ni jugement.
Avec le projet « Monstres et merveilles », en amitié avec l’illustratrice Ilya Green, Stéphane Servant vient bousculer notre rapport à l’autre, à la normalité, à la monstruosité, notre humanité avec une simplicité et une frontalité qui n’est pas sans complicité avec le théâtre d’Edward Bond. Un projet important et audacieux, un livre à attendre fiévreusement.
Henri Meunier, auteur-illustrateur
GÉRALDINE STRINGER
Crédit : Nathanaël Jourdan
Entre Casablanca et l’Ile-de-France, Géraldine fait jeunesse puis monte à Paris : elle construit des nids lumineux en céramique, travaille pour Sonya Rykiel, chante en slip et moustache dans les « Violettes s’il te plaît », met une enfant au monde, court à la crèche, pleure dans les toilettes de la mode, prend ses jambes à son cou, s’installe à Marseille.
Là elle croque « A l’arrache », dessins vite faits bien faits sur la débrouille et les embrouilles. Pas loin, il y a Fos, entre mélancolie et pollution : voilà pour « Aquarelle et raffineries ». Au Panier, c’est le branle-bas de combat : « Premier quartier d’Europe, alors ça y est, y s’affolent » titre Géraldine. Dedans, le portrait carbone de Linda dit l’expulsion et la nostalgie. « Sous les mûriers d’Artaud » chope au rotring mégots et baskets, murmures de classe et phrases qui claquent.
Rebelotte, une enfant et un départ. Dans les Pyrénées Orientales, y a pas que la montagne qui est raide, la vie l’est pire : elle met deux enfants au monde, l’un en terre. Le dessin se tarit. Epicière bio, elle peint de rares saxifrages, minuscules fleurs briseuses de rocaille, et co-fonde les Saxifrages « pour briser la pensée unique ».
Puis, c’est l’aventure de l’Atelier Autonome du Livre : à deux, à plein, ça fourmille sec. Géraldine refait ses gammes aux crayons de couleur, va voir les copines isolées par la géographie et la maternité, capte le travail invisible et l’expose dans « Travaux ménagers ». Quand le monde arrive aux portes de notre village, elle l’accueille direct, travaille dans un centre pour migrant-e-s et co-fonde un collectif d’accueil. Elle fait, s’enrage, grimpe sur la montagne sacrée souffler un coup en résidence (« Poc à poc »), prend son élan et s’attaque à « Caravansérail » : comment non loin de la Rotja un homme a ouvert sa maison, et toutes et tous de pouvoir s’y arrêter, prendre des forces, voire des racines, reprendre en main ce qui a bien failli leur être pris et qui pourrait l’être encore. Alors c’est terrible et beau à la fois.
Marion Dumand
GAYA WISNIEWSKI
Crédit : DR
Issue d'une famille d'artistes, Gaya Wisniewski est « née dans les crayons et les papiers ». Elle a suivi des études d'illustration à Bruxelles, puis est devenue professeur de dessin. En parallèle, elle a animé de nombreux ateliers au Wolf, maison de la littérature jeunesse en Belgique, ce qui a conforté son envie de raconter des histoires. C'est à la suite d'une master classe avec Joanna Concejo lors des Estivales de l’Illustration qu'elle décide de se lancer dans son premier album. Depuis 2016, elle a quitté la Belgique pour le Gers, où elle se consacre à l'illustration, inspirée par la nature et le calme qui l'entourent. Son travail allie ces deux qualités qu'on voit si rarement associées : un grand talent pour raconter des histoires et créer d'attachants personnages, mais aussi la très grande fraîcheur de ses images, de celles qui vous transportent immédiatement dans le décor de ses ouvrages. On pense aux forêts glacées de Mon Bison, qui contrastent avec la chaleur des intérieurs, mais surtout avec la tendresse des sentiments qui s'y expriment. Quant à Chnourka, qui ne rêverait de faire partie de ses amis, dans sa petite datcha ? Elle abrite des conflits et des rires, des peines et des joies, pour de petits héros d'une grande humanité et d'une gentillesse sans mièvrerie. Les enfants le savent et font de ces livres des trésors partagés. L'éditrice voudrait partager avec vous le coup de foudre qu'elle a eu pour le bison prenant son thé dans son alcôve, arrivé par mail, comme rarement les bisons. Ce bison la regardait au fond des yeux... et ce fut le début d'une grande histoire entre Gaya et nous !
Christine Morault, éditions MeMo