Béatrice Bourrier en lecture
Le Flamboyant
En rentrant dans ma classe je salue le portrait du maréchal en décorations, épaulettes, regard martial et cravate croate bien sûr. Même mort, il impose le respect. Morituri te salutant Tito !
Pour moi c’est le dernier salut, j’ai 8 ans et je quitte mon village. La pensée de mon départ pique mon coeur d’une lame de mélancolie et exalte la suavité des effluves d’écorces d’orange qui se consument sur le poële.
La pauvreté oblige à aller à l’os. Après la chair, les quartiers et le jus, on savoure de la bigarade son parfum. Si je ne me retenais, mes yeux se mouilleraient en se posant sur Marica, avec sa petite blouse d’écolière, sa peau d'albâtre et ses nœuds rouges qui dansent au bout de ses nattes blondes. Mais, comme l’insulaire Marco Polo a quitté sa perle méditerranéenne, Korcula, pour sa route de la soie, je dois m’engager sur la route de Trieste, ma route vers l’or.
La pauvreté interdit le voyage, elle ne connaît que l’exil.
Alors, je pense à la mère dont les pleurs couleront jusqu’à l’Adriatique. Ma fuite l’empêchera de se réjouir d’avoir une bouche de moins à table pour dévorer son risotto noir, son fameux crni rizot.
À midi je suis sorti en courant. J’ai longé les rues et la radio ne cessait d’annoncer le match de ce soir quand le dynamo de Zagreb et ses braves delijes affronteront l’étoile rouge de Belgrade, avec la douceur de ce mois de Mai 1990, les couteaux serbes et la cruauté croate. Le jeu masquera ma fuite. Le foot remplit les ondes chassant les jolies chansons à la mandoline qui savent distraire les pêcheurs dalmates. Il faisait presque chaud et après avoir dépassé Zadar, je pris le chemin de la forêt, là où les serpents sucent le sang des femmes qui ramassent le bois et meurent en silence. J’ai couru souvent et marché longtemps, serrant dans ma main, enfouie dans ma poche, quelques kunas honteusement prélevés sur la maigre cagnotte familiale. J’ai eu un peu peur. Ceux de la montagne sont féroces... Alors, je repassais dans ma tête les musiques que jouait au tambura le père de mon père, mon djede, « la vie est un jeu » disait-il en sirotant son moka bien noir. Son âme slave lui donnait le goût de la roulette russe et moi celui des grands départs. La nuit tomba et la lune accompagnait mon chemin dans les grognements des loups et la paix des ours.
Jours après jours, le chemin, la fuite, l’ailleurs se sont installées dans mon parcours, je me suis désaltéré aux sources et nourris de pissenlits et de châtaignes oubliées. Enfin, j’arrivais à Trieste, dans le soleil triomphant qui caresse les avenues en damier du Térésino et accompagne le chemin de fer. J’ai traîné dans le port où l’Adriatique plaque un baiser salé sur cette cité perdue entre les Balkans et Venise, et où Miroslav le Slovène ne tarda pas à me mettre le grappin.
L’homme était cruel aussi barbare qu’idiot, il m’a gavé de rakja qui a boxé ma faim et tordu le ventre. Puis il m’a collé une éponge dans les mains et m’a initié au lavage du pare-brise.
Les Italiens aiment les voitures, mais les Slovènes tueraient pour oublier leur Zastava et rouler dans une grosse BMW.
Nous survivions et allions regarder en compagnie d’autres gamins perdus qui transpiraient la bière et la colle, les riches déguster leur néro au san Marco. Je voyais les joueurs avancer leurs pièces, concentrés et je n’avais toujours rien gagné. Miroslav m’enseignait l’alcool jusqu’à s’évanouir comme seuls les Slovènes savent le pratiquer, le vol au marché de Ponte rosso, les coups de poing aussi durs que le fer de Zagreb, et la honte, mais jamais comment gagner le gros lot parce que personne n’a fait fortune en lavant les pare-brise.
Il détestait les Croates, et me le prouva souvent, mais dans sa baraque accrochée aux montagnes du karst, j’avais un abri pour dormir. Miroslav se plaisait à encourager la violence de ses protégés et les Triestins aimaient à mépriser ces gueux.
Ici, les immeubles sont opulents, rutilants au soleil et parés de cariatides charnues qui puent le secret du dernier repère des squadristi fascistes. La mer scintille, illumine le château de Miramare et fait croire à un monde meilleur, mais la Bora glaciale qui rugit de l’Est pleure encore les massacres perpétrés par les partisans yougoslaves dans les foïbes et c’est dans les regards des joueurs d’échec du café Tommaséo que j’ai appris la véritable honte d’être l’étranger pauvre. Va fanculo !
Qu’est-ce qui peut arriver de pire au migrant ? Une envie du retour plus forte que celle de la richesse. Les années passaient, je perdais ma vie. Le désir de l’argent m’avait catapulté dans le territoire de la honte, m’empêchant de retourner. J’entendais les bruits de mon pays, les parties de boccia et les vieux, sous le figuier, qui racontaient leurs blagues et la musique de djede. Je ne jouais plus, je savais que j’avais raté ma vie. Quand l’envie du pays a été trop forte, j’ai repris, misérable, le chemin des forêts, serrant dans ma poche quelques lires volées dans la boîte à gant de l’Audi de Miroslav et je n’ai même pas couru, je n’avais plus rien à perdre.
J’ai atteint Zadar, je me suis brûlé les yeux. La guerre était finie, mais les mitraillettes avaient troué les façades romaines et épargné l’antique colonne de la honte… Pour moi ? Arrivé devant la maison de ma mère, une vieille femme en est sortie. Elle a regardé l’homme que j’étais devenu et la mama a pleuré. Le chien était mort, le père perdu dans les forêts et Marica mariée.
- J’ai pas réussi mama, j’ai perdu, izgubi mama ! Sramis et idiota mama !
Elle a posé ses mains rugueuses sur mes joues mouillées et a compris que je vivais en exil de moi. Dans les jours qui ont suivi, j’ai voulu retourner à Zadar. Sur la place Narodni, la guerre était passée mais San Chrysogone est resté vissé sur son cheval derrière le port de Fosa aux odeurs boucanées et les vieilles vendent toujours le raki pour une poignée de kunas. Et le chant des orgues marines de Basic résonne d’un morceau nouveau et salue le soleil. Plus loin sur la place où les pavés luisent, je vois Skoblar, joueur légendaire de Marseille, entouré, buvant des bières. Tous n’ont qu’un mot à la bouche, le match du soir ! Sur la place de mon village Josip, le cafetier a installé le poste de télévision. Nos joueurs rentrent sur le terrain en maillot à damier, toute la terrasse applaudit, et je vois l’étincelle dans les yeux des gens. Le foot qui avait déclenché la guerre en 90, aujourd’hui nous unit. Plus ils jouent plus nous gagnons. Si les joueurs pouvaient vaincre, je le pourrais aussi !
Les Croates relèvent la tête mais ne vont pas chercher les fusils. Le nogomet prend la place du feu. Panem et circenses disaient les romains. Je me sens aussi farouchement Vatreni que mes copains du café mais l’Europe maintenant nous garde de nos vieux démons et grâce au football, notre passion funeste, notre nationalisme devient festif, il dépose les armes aux pieds des crampons. Lorsque Mandzukic le buteur, turinois, trompe Pickford, dans une infinie théophanie, et marque d’une frappe croisée, la Croatie se hisse en finale de la coupe du monde, tout en haut.
Voilà, je suis chez moi, je sais maintenant pourquoi je vais vivre ici. Je dirais à Marica que je l’ai toujours aimé et que Modric m’a relevé la tête. Que l’enfant de Slavonski brod, Madzukic nous a propulsé au sommet de l’Olympe et que Lukita, le fils de Zadar formé en Bosnie, a porté son équipe à bout de bras vers le zénith. Que le temps du jeu est devenu le temps de la paix et de l’espoir et qu’il m’a rendu, moi, Flamboyant !
Biographie de Béatrice Bourrier
- Née en 1962 à Montpellier.
- Baccalauréat Lycée Joffre en 1981.
- De 1983 à 1988 : études à Montpellier, Faculté de Droit, successivement le D.E.U.G. et la Licence pour lesquelles je suis récompensée chaque année, en qualité de lauréate puis la Maîtrise option Carrières Judiciaires, enfin je m’inscris en 3° cycle, en D.E.A mention « Droit Privé » (non validé) et en Pré-Capa pour être avocate.
- 1990 : j’intègre une grande entreprise d’assurance en qualité de juriste.
- 1995 : je rejoins l’entreprise familiale en qualité de directrice de plusieurs agences de voyages.
- Je concours pour plusieurs nouvelles où j’obtiens chaque fois une récompense :
- 1999 : Prix des libraires de l’Ariège
- 2002 : Prix de la nouvelle de Pamiers.
- 2006/2009 : je choisis de me consacrer à l’écriture de romans
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