Magali Wiener en lecture
Un drame
C’est vrai que je m’emporte facilement, après je regrette mais c’est trop tard. Ce qui est dit est dit. C’est exactement ce qui s’est passé avec l’ado que j’avais en face de moi aujourd’hui. C’est parti comme ça, sans réfléchir, je lui ai lancé : « Ça va, c’est que du matériel ! Tu vas pas nous faire un drame pour ça. » J’ai vu dans ses yeux des bombes qui explosaient. Sa prof a exigé qu’elle reste assise la menaçant de l’exclure. L’élève n’a plus bougé, elle m’a scrutée pendant toute la rencontre. A aucun moment, elle ne m’a lâchée.
Elle faisait partie de la classe première du lycée de Perpignan qui m’accueillait pour parler de mon métier de photographe. Cette rencontre s’inscrivait dans un projet annuel nommé « Regard et engagement ».
J’étais fatiguée, j’avais même hésité à faire le déplacement. Je rentrais du Sahel, dévorée par des images que je n’avais pas encore digérées. J’avais besoin de me reposer, mais mon éditeur tenait à ce que je sois là, c’était dans le cadre d’un prix, une opportunité que je ne pouvais refuser. Le discours habituel qui m’empêche de dire non.
Tout a bien démarré. Une rencontre banale. Nous élaborions ensemble la définition du métier de photographe de guerre quand cette fille a ouvert la porte. Elle était en retard, la prof lui a fait remarquer. Elle a explosé :
– Je sais que je suis en retard, c’est pas le problème, madame, là, on m’a pété mon portable, vous comprenez, j’ai plus de portable, c’est la merde.
Le groupe commençait à s’agiter, je n’avais plus leur attention. La fille s’énervait, pleurait, répétait qu’elle avait tout perdu, tout. La prof a tenté de ramener le silence. La fille a hurlé qu’elle voulait partir, qu’elle avait un truc important à régler… et c’est là que je suis intervenue, que je lui ai dit que ce n’était quand même pas un drame. La prof m’a donné raison. Le calme est revenu, on a pu continuer.
Un grand aux cheveux longs rassemblés en queue de cheval m’a demandé : « Vous diriez que c’est quoi pour vous, le déclic ? » C’est une question classique. J’ai une réponse sans prise de risque : mon premier cadeau marquant a été un appareil photo pour mes dix ans. Aujourd’hui, peut-être à cause des clichés que je venais de prendre au Sahel, qui sédimentaient en moi et me fragilisaient, j’ai abattu une carte plus sincère. Une voix me poussait à y aller sans masque. Je leur ai livré un pan de ce qui me construit et me blesse en même temps.
– Si je regarde les choses en face, je dirais que le déclic, c’est une rencontre.
Et je leur ai raconté. Ce que je n’avais jamais fait.
J’ai vingt-deux ans, je sors de mon école de photo, je fréquente un bar du quartier. Un soir, il y a une nouvelle tête, c’est Ivan. On se retrouve collés au zinc et il pointe son doigt sur mon Nikon D 3500.
– Photographe de quoi ?
La question flotte dans l’air, suspendue, allant de lui à moi dans nos yeux qui ne cillent pas. Photographe de quoi ? Et je réponds, pour l’impressionner, des mots de mon prof qui cherchait à éduquer nos regards aveugles.
– Photographe de ce qu’il y a à montrer et que les gens ne voient pas. Il est là pour ça, le photographe : pointer ce qui est là et qui est comme invisible. Tout le monde passe devant sans faire gaffe, sans se rendre compte mais c’est là, il faut bien que quelqu’un s’en saisisse et le photographe le fait. Saisir l’éclat du monde. Le faire vibrer. Le tendre en miroir.
Les pupilles d’Ivan s’éclairent.
– Si tu veux je t’emmène quelque part exactement pour ça, pour que tu voies ce que personne ne voit. Ce que la France n’a pas voulu voir.
J’ai demandé où c’était.
– En Croatie, c’est de là que je viens.
Quand j’ai dit Croatie, les élèves ont réagi.
– L’équipe qu’on a battue à la coupe du monde, 4-2 ?
– Ils ont une femme comme présidente, elle arrêtait pas de coller Macron, avec son T-shirt à carreaux rouges et blancs, on peut pas l’oublier.
– J’ai vu un reportage, les plages sont super belles, ça donne trop envie.
J’ai hoché la tête :
– Oui, oui, c’est bien ce pays. Ivan avait grandi là-bas, sur les rives du Danube, il m’en parlait quand on se voyait, de plus en plus souvent. On est devenus amis et j’ai accepté sa proposition. Je me souviens du voyage. Une nuit dans le train en 2011. Paris-Munich et Munich-Zagreb. Je sortais mon Nikon à chaque virage. Je ne faisais aucune sélection. Je me disais que je trouverais l’angle insolite pour en faire un reportage à mon retour mais au fond, je n’en savais rien de ce qui me poussait à venir en Croatie. A ce moment-là, je croyais que c’était Ivan, son rire sombre et les défis qu’il me jetait au visage.
Je suis arrivée à Zagreb, il m’attendait avec sa voiture, il m’a emmenée dans sa ville natale, Vukovar. Pendant les quatre heures de trajet, je me suis endormie et je n’ai rien vu ! Le lendemain et tous les jours qui ont suivi – je suis restée plus d’un mois au final –, Ivan a tenu à ce que j’aille partout, que j’explore les moindres recoins de cette ville, ombre d’elle-même. J’ai vu les impacts des balles, les façades effondrées, les éclats d’obus dans les arbres. J’ai voulu comprendre, j’ai interrogé. Les maisons s’ouvraient parce qu’Ivan était là, il assurait le lien et la traduction. Et c’est cette histoire que j’ai prise en photo, vingt ans après la guerre, sur le visage des femmes. Elle est là, la réponse à votre question, mon déclic, c’est les femmes de Vukovar.
J’ai repris mon souffle. Les élèves m’ont laissé les emmener sur cette terre qui m’a tant donné, qui a imprimé le reste de mon travail, qui nourrit mes prises de position pour la défense des opprimés, des victimes de guerres, de ceux que l’histoire musèle et relègue dans le silence.
Je leur ai raconté ma première histoire de guerre. Une guerre que j’ai déchiffrée sur le visage de ces femmes. Plus de deux-cents. Elles m’ont raconté, avec leurs mots, la ville assiégée pendant trois mois. Une ville martyre sans électricité sans nourriture. Une ville qui n’avait plus la force de résister et qui résistait héroïquement contre la milice serbe soutenue par l’armée yougoslave. Des milliers d’obus ont pilonné la ville jusqu’à ce qu’elle tombe le 18 novembre 1991. Qui s’en est soucié ? Indifférence et impuissance d’un côté, manifestations pacifistes et indignation stérile de l’autre. Mais ce n’était pas fini. Deux jours plus tard, les 264 prisonniers qui étaient dans l’hôpital ont été obligés de sortir et ont été conduits dans un village voisin. A la nuit tombée, ils ont été abattus au bord d’un ravin. Un bulldozer a enseveli leurs corps dans un charnier. Parmi ces hommes, il y avait Sinisa Glavasevic, le frère d’Ivan, qui était journaliste et n’avait cessé, pendant le siège, de dénoncer l’agression barbare des Serbes.
Parce que ces hommes assassinés étaient des pères, des grand-pères, des oncles, des frères, des fils, des maris, des cousins, des neveux, des femmes ont voulu prendre la parole pour qu’on n’oublie jamais, c’est elles que j’ai photographiées vingt-ans après le drame et le chaos. Elles ont été mon premier reportage de guerre.
Et j’ai conclu :
– Il y a des lieux qui marquent, des visages qu’on porte toute notre vie, qui nous habitent et nous inspirent. J’ai les miens, les femmes de Vukovar. Trouvez les vôtres.
Et j’ai soulevé mon appareil photo, comme pour le remercier.
Ils ont applaudi.
A la fin de la rencontre, la jeune fille qui s’était emportée pour son portable cassé est venue vers moi, frondeuse :
– Et si à la fin de votre voyage, on vous avait cassé votre appareil, ça n’aurait pas été un drame ?
– Si… Un drame total.
Biographie de Magali Wiéner
Magali Wiener est née en 1973 à Paris où elle a grandi, puis suivi des études de lettres. Elle a obtenu l'agrégation de lettres classiques en 1996. Elle vit à Montpellier depuis 2004. Elle enseigne les lettres classiques au collège, actuellement elle est en poste, à temps complet, au collège du Crès (34). Elle publie pour la jeunesse depuis 2000; d’abord des documentaires, des dossiers parascolaires pour l’études d’œuvres classiques, puis des romans depuis 2009.
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