Françoise Renaud en lecture
Fin de saison à Opatija
On s’était rencontrées à la fac, elle et moi. Depuis, on ne se quittait plus. Une sorte d’amitié nous reliait, indéfectible, nourrie d’admiration réciproque et soutenue par le même désir d’absolu. On aimait la bière brune et les musiques brutales, on se couchait à pas d’heure, on jouait au tarot pour se faire une cagnotte et partir en voyage. On était délurées, elle et moi, on fonçait tête baissée. Comme un besoin de tester la matière en direct pour sentir la vie nous traverser, respirer long, éprouver le sentiment d’être au monde.
Le voyage, c’était un peu comme le sommeil. Il nous tirait de cette façon qu’a la vague de prendre un corps à la dérive et de le verser sur la plage. Il nous mettait à mal. On prenait la route et dès le premier jour on perdait pied, on décollait. En nous rôdaient des musiques pleines de rage, et même courbées sous les bourrasques de pluie ou réfugiées dans une cave d’immeuble, une seule intention nous guidait, celle d’atteindre ce point gratté sur la carte et puis cet autre point et, circulant à travers de vastes territoires, de croiser des gens — des hommes surtout —, afin d’accumuler des expériences sensuelles qui transformeraient le cours de notre toute jeune vie.
***
Cet automne-là on avait largué les amarres pour une virée en Europe. J’avais l’ongle du gros orteil gauche arraché — un accident de sport — et on m’avait cousu l’ongle mort pour guider la repousse du nouveau. Ça finirait par me faire un mal de chien, mais ça, ce serait pour plus tard. En ces jours où le voyage commençait, l’espace contenu dans nos yeux ressemblait à une plaine vierge. Sans fin. Nuages en course accentuant les reliefs de la terre, beaux nuages vaporeux comme on n’en avait jamais vus, elle et moi. On avait mis le cap sur la vallée du Rhin, Berlin, Munich, les lacs turquoise alimentés par les eaux de montagne. Il suffisait de tendre le pouce. Toujours un type qui freinait, mettait la marche arrière pour venir nous cueillir. L’une montait devant, l’autre derrière. On parlait plusieurs langues, on se moquait des guerres et des maladies, on aurait fait n’importe quoi pourvu qu’on sente l’ivresse ouvrir nos cœurs pareils à des fleurs sanglantes.
On avait traversé l’Autriche, pénétré le territoire yougoslave jusqu’aux banlieues de Zagreb. Dans mon souvenir, une ville déprimante. Impression de dévastation. Bâtiments misérables. Filles dans les bars ondulant sur des musiques désuètes. L’impression d’avoir reculé d’une part de siècle. Un type avait failli nous mettre la main dessus — il était séduisant, on ne s’était pas méfiées. On avait dû s’échapper du taudis où il nous avait enfermées pour la nuit, se cacher jusqu’à l’aube et filer dare-dare en direction de l’Adriatique. Cette sale histoire nous avait fichu un coup sur la tête.
Il faut dire qu’on poussait le bouchon un peu loin, laissant entrevoir aux types qui nous conduisaient et nous invitaient au restaurant, de possibles aventures. On appâtait et hop, on se défilait sans demander notre reste. C’est donc honteuses et chamboulées qu’on avait rejoint la baie de Kvarner où le sort nous réservait un épisode imprévu.
***
L’histoire du proxénète nous avait mis du plomb dans l’aile même si on riait à évoquer notre évasion rocambolesque. Un séjour en bord de mer nous réconforterait avant de gagner la Vénétie. On nous avait parlé d’Opatija, station balnéaire en vogue au XIXème et prisée par l’aristocratie autrichienne. On s’était installées dans un camping bon marché avec l’intention de refaire notre capital confiance.
Le temps était somptueux. La baie scintillait sous un soleil seul à investir le ciel. Parfois une fine barre de nuages au-delà des îles, révélant la présence des terres d’occident. Pour la baignade, j’enfermais mon pied blessé dans un sac en plastique. Un matin le placier nous avait réveillées, nous enjoignant de libérer la place. On avait usé de nos charmes pour obtenir une prolongation de séjour, suite à quoi on avait vu débarquer d’innombrables caravanes de motards venues de tous les coins d’Europe. Sans le savoir, nous les deux, on avait élu domicile au cœur d’un circuit dédié aux sports mécaniques où allaient se dérouler des courses comptant pour le championnat du monde de vitesse.
Ni elle ni moi n’entretenions de passion particulière pour les courses de moto, mais on était sensibles à la fièvre qui avait investi le camping, chaque équipe affairée à installer son atelier mécano autour de camions estampillés Bultaco ou Yamaha dont les portes coulissées révélaient les bêtes, les monstres, mécaniques superbes et colorées prêtes à enfiler les quatorze virages de la corniche au péril de la vie de leurs pilotes aux cerveaux chargés d’adrénaline.
Nos proches voisins venaient de Copenhague, l’un taureau râblé au tempérament explosif (le pilote), l’autre colosse aux moustaches de barbare (le mécano). C’est le pilote qui avait eu ma préférence. Il s’appelait Elias et fumait des Marlboro. Tout le monde fumait des Marlboro. Ma compagne séduite par le géant viking s’était mise à fumer elle aussi et passait la nuit dans le camion de mécanique. On arborait le passe du circuit autour du cou et on s’instruisait sur les différentes cylindrées et la façon d’aborder les virages. Souvent les garçons blaguaient sur la dangerosité du circuit qui d’ailleurs serait fermé l’année suivante suite au décès de deux concurrents. Sûr qu’on allait frissonner s’agripper les mains quand Elias serait en course (il était engagé sur deux épreuves, en 125 et 350 cm3), et on allait prier les dieux de l’Adriatique pour qu’il rallie sain et sauf la ligne d’arrivée.
En dépit de mon pied qui me faisait souffrir, nous courrions d’un bord sur l’autre, surveillions les passages aux endroits stratégiques. Le ciel sans vent était un peu voilé et les oiseaux criaient, se moquant des fêlés de vitesse qui accéléraient dans la partie boisée avant d’aborder la série de virages, engin couché, genou frottant l’asphalte et corps puissamment engagé comme sur une monture vivante.
Elias portait une combinaison rouge avec le drapeau du Danemark dans le dos. Le voir frôler la catastrophe était folie et m’ouvrait des brèches cuisantes dans le ventre.
Elias rentrerait entier au stand, se classant à une place honorable. On assisterait à la remise du grand prix de Yougoslavie dans l’un de ces palaces qui bordent la plage. On boirait du mousseux, on mangerait des gâteaux. Bientôt la fête serait finie. Les motos seraient attachées dans leurs stalles, on allumerait une dernière Marlboro, on aurait dans le cœur une matière fluide et ardente, prête à s’épancher par les canaux du corps et de l’esprit. Chacun s’en rendrait compte mais nul ne se laisserait aller à en parler ni à pleurer. Rideau. Fin de partie.
***
On attendrait trois jours avant de ranger nos affaires. Une mélancolie indicible avait investi le campement déserté. À l’entour, tout semblait pétrifié — arbres, collines, rochers, ravines, montagnes, bois de hêtres et de pins — hormis le scintillement de la mer immobile accordé au silence et à l’amertume de nos pensées, scintillement qui s’incrusterait dans le cerveau pour devenir trace éblouissante, égratignure, nodule fossile entre sédiment et mica chatoyant. On gagnerait Trieste et puis Venise. Mon pied infecté me conduirait à l’hôpital civil. On oublierait vite nos galants danois. Quelques années plus tard on finirait par se perdre de vue, elle et moi, mais nos mémoires conserveraient l’empreinte de notre longue et naïve admiration réciproque.
En 1977 le circuit d’Opatija serait rendu à la circulation. En 1991 la mosaïque des Balkans exploserait en conflits sanglants.
Biographie de Françoise Renaud
Commencer par ma naissance en Pays de Retz - le plus méridional des pays bretons -, et puis l'enfance rythmée par la plage en été et les tempêtes d'hiver. Je rejoins le Languedoc pour étudier les sciences de la terre. En parallèle, je me découvre un désir d'écriture - un engagement à long terme.
Premier roman publié en 1997 chez HB éditions : L'enfant de ma mère. Virage et aventure. Je me dis qu'écrire, ça n'est pas rien. Sans trop savoir pourquoi, je poursuis la bataille. D'autres livres paraissent. Le Centre national du Livre m'attribue une bourse fin 2002.
L'écriture se glisse sous ma peau comme une deuxième peau.
Certaines expériences vont compter. Lire Beckett, Faulkner et Claude Simon par exemple. Ou écrire des dramatiques pour les Ateliers de Création de Radio France (2001). J'attrape le goût du texte délivré par la voix humaine et me lance dès 2003 dans une recherche fervente avec le compositeur et violoniste Frédéric Tari autour de la lecture-concert (nous interprétons mon récit "Assis sur la falaise" sur scène en 2008).
à lire aussi
Publication récente
Retrouver le goût des fleurs, éd. CLC, 2017 (roman)