Public declic

Et si... le jeu...

Article du Dr Isabelle Patroix, playground manager, « innovation et serious games », Grenoble École de Management

… le jeu nous permettait de réinventer le monde du livre

Dans un contexte (post ?) Covid, la question est sur toutes les lèvres : et si nous faisions différemment ? Et si nous reconstruisions plus en accord avec nous-mêmes et avec le monde ?
Ces deux mots de l’enfance - « Et si » - permettent de faire jaillir un monde, de rêver, mais aussi d’apprendre, de grandir, de comprendre, d’expérimenter. Et si ce jeu fondateur nous guidait, à nouveau, pour réinventer le monde ?

Et si… la Médiathèque Départementale de l’Isère contactait Grenoble École
de Management pour réinventer le monde du livre ? Ce fut le cas lors d’une riche et passionnante collaboration pour la création du serious game
Public Déclic ! L’objectif ? Faire découvrir aux bibliothécaires salariés et bénévoles en formation l’ensemble des atouts d’une bibliothèque (ressources documentaires, multimédia, espaces spécialisés, services mais aussi grainothèque ou encore jeux vidéo) et leur apprendre à les mobiliser pour créer toutes  les expositions, rencontres, ateliers en fonction du public visé.

… l’alliance de la fiction et du jeu permettait d’éveiller la curiosité

Inutile de rappeler que c’est par le jeu que l’être humain se construit (1). C’est par lui que l’enfant comprend et interagit avec le monde qui l’entoure. Introduire le jeu notamment par le biais de la fiction, c’est s’assurer d’éveiller la curiosité de l’enfant qui est en nous.
Dans le secteur du tourisme, jeu et fiction font déjà œuvre commune (2). De plus en plus de villes recourent à la fiction – associée au jeu – pour permettre de capter l’attention, de créer de l’envie, voire de l’engagement, auprès des visiteurs. Ceux-ci découvrent ainsi des anecdotes historiques, géographiques ou architecturales dissimulées sous les énigmes d’une chasse au trésor (3).
Ce « cadre narratif » est d’ailleurs un des huit facteurs favorisant l’immersion et l’implication des joueurs (4) dans un jeu. Le mettre en place permet aux joueurs de s’impliquer, de s’approprier l’histoire mais aussi de déclencher leur imagination.

public declic

Ainsi, le jeu Public Déclic met en scène un village de lutins dans lequel les bibliothèques Citrouille, Bleuet, Champignon et Tournesol s’affrontent pour élire la bibliothèque qui aura l’honneur d’organiser en ses murs la fête du solstice d’été. Pour s’assurer de la victoire, il s’agit de convaincre le maximum de villageois de rejoindre sa propre bibliothèque. C’est grâce à cette fiction que les bibliothécaires s’engagent dans le jeu et découvrent les atouts des bibliothèques.

... le mélange de la réalité et de la fiction servait la transférabilité et l’empathie

Mêler réalité et fiction, c’est permettre une meilleure transférabilité entre le monde du jeu et le monde réel. Cet équilibre est un des facteurs-clefs des serious games qui s’épanouissent notamment dans le monde de la formation depuis une quinzaine d’années (5) . Ils sont, en effet, un savant équilibre entre contenu ludique et contenu pédagogique. Cette qualité leur permet d’aborder des sujets divers et variés tels que l’industrie pétrolière (6), le sexisme (7), l’écologie (8), les nouveaux business modèles et leurs conséquences (9) et même des sujets encore plus sensibles tels que les migrants syriens (10), la maladie (11) ou encore la question de l’éthique en finance (12).

Dans chacun de ces serious games, les joueurs sont invités à « se mettre à la place de ». Leur empathie est sollicitée ; le jeu leur propose d’appréhender la situation sous un autre angle. Dans Uber Game, le joueur incarne un chauffeur Uber et doit réussir à rentrer dans ses frais, voire à gagner un peu d’argent avant la fin du mois. Dans Enterre-moi mon amour, le joueur incarne le mari d’une jeune syrienne partie rejoindre l’Europe.

De même, Public Déclic propose des cartes avec des personnages. Il y a, par exemple, Sherazade qui aime le sport et ses amis mais qui ne se sent pas concernée par la bibliothèque car elle ne parle pas très bien français.
Il s’agira pour le joueur de se mettre à la place de cette jeune femme et de comprendre ce qui pourrait lui donner envie de venir en bibliothèque.

… de l’équilibre entre règles et liberté naissait la créativité

« C’est en jouant, et peut être seulement quand il joue, que l’enfant ou l’adulte est libre de se montrer créatif. » (13) Le jeu dans son essence-même impose des règles avec lesquelles le joueur doit jouer pour emporter la victoire. « Le jeu consiste dans la nécessité de trouver, d’inventer immédiatement une réponse qui est libre dans les limites des règles. » (14) Le jeu par essence est donc intrinsèquement lié à la créativité. Par certains mécanismes particuliers – tel que cet équilibre entre règles et liberté – il permet à de nombreux joueurs de se découvrir créatifs. Ainsi, les serious games sont de plus en plus utilisés dans le domaine de l’innovation.

C’est donc assez naturellement que les bibliothécaires trouvent une solution pour Sherazade mais aussi pour David, Valentin, Christine, Marius et tous les autres personnages de Public Déclic. Ce faisant ils/elles inventent le futur de la bibliothèque et de la relation à l’usager.
 

Le jeu n’a pas fini de nous accompagner à ré-inventer le monde. Et si on jouait ?


1. Winnicott, D. W., (1971), Jeu et réalité – L’espace potentiel, Col. Connaissance de l’inconscient, Nrf. Éditions Gallimard.
2. Patroix, I., (2020), « Et si on mettait les enjeux de la ville en jeu ? », The Conversation, 27 septembre, en ligne.
3. C’est le cas des villes d’Annecy (74) et de Pont de Beauvoisin (73 et 01) qui proposent de découvrir là les secrets du lac et ici les mystères de cette ville qui se trouve à la fois en Savoie et en Isère. Le palais des Pape d’Avignon (84) propose aussi ce type d’expérience.
4. Hamdi-Kidar, L.,Maubisson, L., (2012) « Les chemins d’accès à l’expérience de flow : le cas des jeux vidéo » in Management Prospective Éd. | Management & Avenir, 2012/8 N° 58, pages 120 à 143. 
5. Le cabinet Metaari (anciennement Ambient Insight) évalue lui dans son dernier rapport « Worldwide Game-Based Learning Market » le taux de croissance du marché des serious games à environ 22 % par an. Pour Metaari la projection du chiffre d’affaires global de l’industrie des serious games se situerait donc à 6,9 milliards d’euros en 2021. Toujours selon Metaari le chiffre d’affaires des serious games a été de 2,6 milliards de dollars en 2016. 
6. Fort McMoney est un jeu documentaire de David Dufresne qui traite de l’industrie pétrolière au Canada sorti en 2013 et qui apprend aux (jeunes) femmes à se défendre et à avoir de la répartie. Beaucoup d’initiatives de ce type se multiplient.
7. Sur le sujet du sexisme, il existe, par exemple, La Traque un jeu en réalité virtuelle qui permet de se mettre tantôt à la place de l’harceleur·euse, tantôt à celle de l’harcelé·e. Il se trouve aussi un jeu de cartes Moi c’est Madame.
8. Le domaine du RSE est sûrement un des domaines où il se trouve le plus de jeux sérieux à l’heure actuelle, je peux citer ceux de Juliette Cerceau qui est chercheuse au CIRAD de Montpellier. 
9. Concernant les nouveaux business modèles nous pouvons citer Uber qui inspire Uber Game réalisé par le Financial Time et sorti en 2020. 
10. Enterre-moi mon amour est sorti en 2020. Il a notamment été financé par Arte. Il est téléchargeable sur mobile et je le conseille !
11. Sébastien Genvo est à la fois Game Designer et chercheur (université de Limoges), il a notamment mené une étude sur ce qu’il appelle les « jeux expressifs » qui permettent de traiter de la maladie ou encore du deuil. 
12. Sur la question de l’éthique et de la finance nous pouvons citer Finethics, un serious game immersif créé par Grenoble École de Management en 2019 qui vise à accompagner la construction de l’éthique des étudiants en finance. 
13. Winnicott, D. W., (1971), Jeu et réalité – L’espace potentiel, Col. Connaissance de l’inconscient, Nrf. Éditions Gallimard. 
14. Caillois R., (1967), Les jeux et les hommes, Folio Essais, Éditions Gallimard.