Rendre le livre à ceux qui en sont privés
Philippe Beranger en lecture, gradins des arènes de Nîmes, 2018
© DR – Archives Avocats du diable
Un amer constat à dépasser
Être un éditeur installé dans une région pauvre, terre d’immigration rurale et désindustrialisée, place d’emblée face aux contradictions de l’accès au livre. La pratique de la lecture est en voie de gentrification, et malgré vingt ans d’exercice militant de la lecture à travers le développement d’une maison d’édition et d’une association créée pour promouvoir le livre et la lecture pour tous, nous constatons la désertion massive des lecteurs des quartiers populaires (ruraux ou urbains), plus particulièrement des jeunes, concomitante à la dévalorisation symbolique de leurs cultures.
Meneas Marphil au Centre social Simone Veil à Valdegour Nîmes
© DR - Archives Avocats du diable
Entre libraires, festivals, salons, médiathèques, par les voies pourtant multiples de la circulation du livre, nous évoluons dans un entre-soi socialement uniforme composé essentiellement de classes moyennes et bourgeoises blanches. Il est de plus en plus difficile de gagner de nouveaux lecteurs dans nos espaces traditionnels, malgré l’excellence de leur maillage. Les raisons de l’éloignement du livre sont diverses : misère sociale qui s’accompagne de misère culturelle et ancre l’inhabileté à la lecture ; éloignement matériel et/ou symbolique des espaces de vie du livre ; non attractivité d’une pratique rapportée au savoir et à l’apprentissage plus qu’au plaisir et développement personnel ; rejet symbolique d’une culture perçue comme l’apanage voire le premier marqueur symbolique des dominants ; incapacité acquise ou analphabétisme…
Une nouvelle voie à explorer
Pour lutter concrètement contre cette tendance et réintroduire le livre là où il n’est plus, nous nous sommes interrogés à la fois sur les contenus et leur support : si le livre imprimé est un obstacle symbolique et matériel, la lecture à voix haute, pratiquée en espace ouvert de façon non intrusive, peut déclencher des émotions immédiates. Encore faut-il choisir le bon texte, et c’est la poésie qui nous est apparue comme la forme la plus facile à recevoir pour les non-lecteurs. L’enjeu restait de rendre l’expérience ludique et attractive en jouant de situations, d’émotions et de symboles fédérateurs.
Des approches inédites à expérimenter
Avec les lecteurs professionnels et amateurs des Avocats du Diable nous avons ainsi lu, en short (car l’habit dit le moine !) sur les plages du Grau-du- Roi depuis une charrette attelée, des textes choisis par les auditeurs parmi une sélection ciblée : le cheval impose le respect sans la crainte, attire le chaland et les enfants mieux que tout.
Michel Falguières et Philippe Beranger en lecture en charrette attelée, Arles, 2018 © DR – Archives Avocats du diable
Sur la plage ou en piscine municipale, il s’agit d’approcher des groupes humblement, en proposant : « Nous offrons des textes, à vous de choisir ». D’ouvrir les paumes et de faire un don : ce sera la plaquette de Neil Gaiman Pourquoi notre futur dépend des bibliothèques, de la lecture et de l’imagination, partout reçue avec des remerciements, même par les non-lecteurs qui l’offriront à d’autres. Et de ne jamais dépasser 2 à 3 minutes de lecture, ne surtout jamais lasser, surprendre et ne faire que plaisir. Étonner et émouvoir en peu de mots, sauf si l’auditeur en souhaite davantage. Les textes plébiscités vont d’histoires régionales aux brèves de comptoir, des contes arabes (Nasreddin Hodja) à des morceaux choisis de Crin Blanc, d’extraits sur les animaux, la cuisine, l’apéro… un vaste corpus d’auteurs liés à la région (Pimiento, Martin, Simeon...).
À la piscine municipale de Vauvert pour Partir en livre, il s’agit d’aborder de petits groupes dont les enfants sont la porte d’entrée : curieux et cherchant de l’occupation, encouragés par leur mère ils se jettent sur les coloriages et bonbons (indispensables !), jouent le jeu, lisent à voix haute, fiers d’être au centre de l’attention. Les femmes sont les plus réceptives, adolescentes et mères. On lit pour quelques personnes rassemblées ou des gens seuls en s’éclipsant au moindre signe de lassitude, en laissant si c’est adéquat des coordonnées, un texte apprécié, un lien possible.
Des lieux insolites à arpenter
Les Avocats du Diable ont ainsi lu dans les endroits les plus improbables de notre territoire, sur les gradins des arènes avant une corrida, dans des bodegas archi-combles en feria, sur les plages, lors de rencontres taurines au pré, aux terrasses de café les jours de marché, sur le marché lui-même à Saint-Gilles ou Lunel, aux halles de Nîmes, dans les vignes, dans les élevages, dans les collèges, les EHPAD, les prisons... Nous avons aussi lu dans les trains à un euro mis en place par le Département du Gard et la Région Occitanie, et dans les transports scolaires en bus, sans doute les défis les plus extrêmes. Ici la poésie est L’Arme de paix et nous lisions Oxmo Puccino et d’autres rappeurs, qui imposent silence et écoute.
Des publics à (ré)apprivoiser
Philippe Beranger en lecture, gradins de Nîmes, 2018
© DR – Archives Avocats du diable
C’est le point essentiel : ces jeunes, pour l’essentiel exclus du livre, n’auraient pas écouté autre chose que ce qui appartient à leur patrimoine culturel Et l’écoutant ils s’insèrent dans leur propre culture. Ce n’est qu’un tout petit premier pas qui ne vaut que par son exemplarité. Car, isolées ou non poursuivies d’un lien, ces actions se transforment immédiatement en leur contraire, la visite annuelle de privilégiés cultivés venus évangéliser des populations arriérées en leur faisant miroiter des richesses qu’ils ne possèdent pas.
C’est avec les publics taurins, un des derniers vrais ressorts de mixité sociale en France, que les actions sont les plus régulières et les résultats les plus spectaculaires. Avec des libraires amis, notre maison a proposé ses tables de livres le dimanche à l’entrée des arènes. Les lectures taurines du Prix Hemingway menées depuis plus de 15 ans ont essaimé du sud- est au sud-ouest, via la socialisation très active de ces populations en clubs taurins : aujourd’hui toute manifestation taurine s’accompagne de lectures de nouvelles, les ventes de livres progressent et les libraires ont constaté dans le confinement de 2020 l’arrivée d’un public manifestement non lecteur dans leurs librairies, osant franchir la porte d’un lieu incompréhensible et inhospitalier en sachant ce qu’il allait y trouver, pour lui. Et a découvert la librairie comme un lieu accessible et protégé, conservant une culture menacée que le livre préserve, pérennise et autorise. C’est cette dignité humaine que la lecture apporte à chacun et qu’il s’agit de rendre à tous : accroître la valeur de nos existences en se reconnaissant dans un espace culturel collectif plus grand que nous.
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