
Les éditrices et éditeurs indépendants toujours sur le fil du rasoir
Dessin © Julien Revenu
Le quotidien des éditeurs indépendants s’apparente à un maëlstrom de tourments et d’équations financières complexes, mais aussi plus heureusement, de passions, de défis intellectuels jubilatoires et de défense d'autrices et d’auteurs aux voix singulières. Des défis auxquels sont confrontés quelque 2 500 éditrices et éditeurs en France, ceux qui selon l’acceptation du terme « indépendant » réalisent moins de 10 millions d’euros de chiffre d’affaires – seuil souvent bien loin de leurs rêves les plus fous – et n’appartiennent à aucun groupe.
La question de la précarité de ces éditrices et éditeurs se pose avec une acuité toujours plus intense. La dernière étude du cabinet Axiales* sur ce sujet prouve la persistance de leur extrême fragilité économique : en moyenne, en 2023, ils ont réalisé un chiffre d’affaires de 164 000 euros, pour une rentabilité négative, de - 1,1 % par rapport à leur chiffre d’affaires. Ces très petites entreprises déficitaires ne peuvent donc embaucher qu’avec parcimonie – c’est ce qui explique qu’elles ne comptent en moyenne que deux salariés.
Cette insécurité financière incite aussi deux tiers de ces éditrices et éditeurs à recourir à des aides publiques, qui sont attribuées par le Centre national du livre, les Régions ou les directions régionales des affaires culturelles. Ce qui permet de passer des caps difficiles. Toutefois, ce type de financement risque de devenir plus aléatoire que jamais dans certaines régions, comme en témoignent les coupes à la hache effectuées cette année dans les aides à la culture des Pays de la Loire.
« Notre vocation c’est la passion, nous ne sommes pas là pour faire fortune », admettait Vincent Henry, fondateur de la Boîte à bulles au cours des dernières Assises nationales de l’édition qui se sont tenues à Bordeaux du 19 au 21 février 2025. Selon lui, les éditrices et éditeurs indépendants « ne distribuent pas leurs revenus, mais les conservent en réserve, pour amortir les chutes », parce que leur santé financière évolue en dents de scie, avec des hauts et des bas. C’est ainsi que la maison d’édition de BD çà et là a frôlé la faillite par deux fois avant de voir ses destinées s’éclaircir en 2023 grâce à l’obtention du prix du meilleur album au Festival d’Angoulême, pour La Couleur des choses de Martin Panchaud.
Cette gestion à l’économie, comme des écureuils, les éditrices et éditeurs indépendants savent à quel point elle est indispensable, d’autant plus que ces dirigeants d’entreprises doivent presque toujours exercer un second métier. La moitié d’entre eux gagne en effet moins de 15 000 euros par an en tant qu’éditrices/éditeurs Et cette profession déjà très mal payée s’avère, de plus, extrêmement chronophage puisqu’en moyenne les éditrices et éditeurs indépendants consacrent neuf week-ends par an à des festivals ou des salons. Pourtant, passionnés, ils ne renoncent pas. Parfois enragés comme des militants.
Malgré leur fragilité économique, les éditrices et éditeurs indépendants publient en moyenne quatorze ouvrages par an selon Axiales, dont neuf créations, dans des domaines variés : la littérature (37 %), la jeunesse (15 %), les sciences humaines et sociales (9 %), les beaux-arts et les beaux livres (9 % également). « Sans nous pas de diversité, ni culturelle, ni intellectuelle. Pas de textes portés par de nouvelles voix atypiques. Pas de risque », c’est ainsi qu’Esther Merino, présidente de la Fédération des éditions indépendantes (FEDEI) qualifie leur rôle essentiel dans la diversité culturelle appliquée au monde des livres. La fameuse « bibliodiversité ». Or ces risques se retournent parfois contre les éditrices et éditeurs indépendants : quand les auteurs qu’ils ont dénichés et accompagnés en publiant plusieurs ouvrages accèdent à une notoriété suffisante, les grands groupes les leur ravissent à coups d’offres financières irrésistibles.

Menace sur la bibliodiversité © Julien Revenu
Cette impression détestable de servir de pépinières pour les gros éditeurs rappelle les méthodes tout aussi rapaces qui existent dans le monde des petites galeries d’art. La diversité culturelle est-elle menacée par l’hyper-concentration des grands groupes d’édition français ? C’est une évidence pour les éditrices et éditeurs indépendants. Pour eux, l’hégémonie d’Hachette, numéro un du secteur désormais détenu par le groupe Vivendi du milliardaire breton Vincent Bolloré, mais aussi d’Editis désormais dans le giron du milliardaire tchèque Daniel Krétinsky, puis de Madrigall et de Média Participations aboutit à une guerre sans merci pour trouver une place digne de ce nom sur les étals des libraires.
À eux seuls, les grands groupes dont le chiffre d’affaires dépasse le seuil des 10 millions d’euros, concentrent 90 % du chiffre d’affaires de l’édition et leurs moyens – en termes de diffusion et de distribution notamment – sont sans commune mesure avec ceux des plus petits éditeurs. D’où cette bataille forcément inéquitable des indépendants pour que leurs ouvrages soient davantage « visibles » dans tous les points de vente de l’Hexagone.
L’évolution du secteur est devenue aussi politique. La mise au pas par Vincent Bolloré et la croisade en faveur de l’extrême- droite dans les médias qu’il contrôle, s’exerce désormais dans certaines filiales d’Hachette comme Fayard. Reprise en main par l’ex-éditrice d’Éric Zemmour, cette maison a publié le livre de Jordan Bardella, président du Rassemblement national. D’où l’initiative d’une centaine d'éditrices et d’éditeurs indépendants de publier Déborder Bolloré, un recueil de textes qui appelle au démantèlement de l’empire du milliardaire breton et sera en vente en librairie en juin.
Alors quelles pistes envisager pour améliorer le sort des éditrices et éditeurs indépendants ? Thierry Discepolo, fondateur des éditions Agone** se bat pour la création d’un statut juridique défini et l’octroi d’avantages fiscaux, à l’instar des tarifs postaux accordés à la presse. Et surtout il espère une modification législative d’envergure pour limiter la concentration dans l’édition. Une aspiration partagée par Dominique Tourte, directeur de la FEDEI et fondateur de la maison d’édition Invenit. Lui aussi considère qu’il est temps de réaménager une nouvelle loi sur le livre***, précisément pour limiter la concentration et la taille des grands groupes.
OPlibris, l’outil de pilotage de l'édition indépendante se met en place
Né de la volonté de quelques éditrices et éditeurs indépendants, le projet OPlibris voit le jour. Conçu comme un outil de pilotage destiné à leur faire gagner du temps, ce logiciel de gestion leur permet de rationaliser leur travail. En amont, pour calibrer un projet et préparer une nouvelle publication, OPlibris propose un simulateur de calcul pour fixer le prix de l’ouvrage en fonction de son point mort et de son tirage ainsi qu’un générateur de contrats. Dans le domaine de la gestion, toute une gamme de services facilite la vente, la gestion des catalogues, des droits d’auteurs, le dépôt légal ou la facturation. Enfin, une panoplie de services facilite la promotion, les référencements, les droits étrangers, le suivi de la distribution ou les campagnes de mails…
Porté par une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) et bâtie sur un logiciel libre, OPlibris travaille déjà avec une trentaine d'éditrices et d’éditeurs qui utilisent cet outil dont le prix varie, selon le chiffre d’affaires des maisons entre 55 et 200 euros par mois. « D’ores et déjà un développement international est à l’étude, puisque des éditeurs belges, suisses, italiens, espagnols mais aussi africains ont montré leur intérêt pour cet outil », affirme Charles-Henri Lavielle co-fondateur des éditions Anacharsis et co-fondateur d’OPlibris dont le siège social se situe en Occitanie.
En termes d’investissements, OPlibris est soutenu par la Sofia et par le Centre national du livre, tandis que Dilicom apporte son aide industrielle. Un dossier de contrat innovation est également en construction avec la Région Occitanie.
