
Négocier, tout un art aux vertus écologiques
Dessin © Julien Revenu

Céline Bénabes © Céline Benabes
*« Le secteur jeunesse est celui où la population d’auteurs est à 70 % féminisée. », cf. p. 7 de l’étude Négocier, tout un art ! réalisée par Axiales pour la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse en juin 2024.
**« Les autrices et illustratrices gagnent environ 25 % de moins que les auteurs et illustrateurs. », cf. p. 7 de l’étude Négocier, tout un art !
***Les femmes ou les silences de l’histoire, Michelle Perrot, éd. Flammarion, 2025. Les femmes aussi ont fait l’Histoire, Titiou Lecoq, éd. Les Arènes.
****Cf. p. 7 de l’étude Négocier, tout un art ! qui cite le rapport 2024 de l’Observatoire de l’égalité entre femmes et hommes dans la culture et la communication, 2024 : « Les écarts de salaire restent défavorables aux femmes (-20 % dans l’ensemble des secteurs culturels) ».
*****Cf. le rapport 2024 de l’Observatoire de l’égalité entre femmes et hommes qui révèle que si la parité est atteinte en termes de représentation parmi les cadres de l’édition, on observe tout de même qu’au 1er janvier 2024, seuls 15 % des postes de direction dans les plus grandes entreprises du secteur du livre étaient occupés par des femmes.
Si interroger l’impact des industries humaines sur l’environnement naturel est nécessaire pour maintenir habitable notre lieu de vie, alors interroger l’impact de l’industrie du livre sur l’environnement humain qui l’enrichit, environnement principalement féminin en ce qui concerne la création de la littérature jeunesse*, est essentiel pour considérer acceptable notre système économique.
En décembre 2023, la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse publiait une brochure intitulée Mes livres mettent-ils la planète en danger ? qui listait les bonnes pratiques pour réduire l’empreinte carbone lors de la publication d’un ouvrage. Cette observation et son corollaire qu’est le questionnement des pratiques écologiques dans l’industrie du livre ont émané de femmes et d’hommes adhérents de la Charte. Des informations sourcées ont ainsi conduit la chaîne industrielle, dans son ensemble, à poursuivre la réflexion sur des pratiques de plus en plus vertueuses. Cette dynamique d’appel à la vertu appliqué au respect de notre environnement est tout à fait louable. Elle devrait également s’appliquer aux pratiques de rémunération, pour le respect de celles qui représentent 70 % de la part de production de la littérature jeunesse et qui sont les moins bien rémunérées de l’industrie du livre**. C’est dans ce sens qu’en janvier 2024, la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse confiait au cabinet Axiales une étude sur les conditions de rémunération des autrices et illustratrices jeunesse intitulée Négocier, tout un art ! afin d’en connaître les facteurs endogènes et exogènes.
L’intériorisation des stéréotypes
L’Histoire, écrite par les vainqueurs et les puissants, a toujours sapé les représentations féminines du succès et du pouvoir, en les invisibilisant***. Nombre de femmes puissantes ont été oubliées par les manuels scolaires ou, pour certaines, se sont vues dépossédées de leur destin, et remplacées par des figures masculines à l’exception de quelques cas isolés telles Elizabeth I, Jeanne d’Arc, Marie Curie, Colette, Simone de Beauvoir, Emily et Charlotte Brontë6. L’inconscient collectif, alors atteint de cécité et d’illusion, se transmet ainsi de génération en génération. Ce refus d’imprimer les femmes dans l’Histoire génère chez elles un sentiment d’impuissance et d’incompétence, car cantonnées dans la sphère privée et oblitérées de la sphère publique. Chez la créatrice, cela mène à une dévalorisation paralysant la capacité à imposer une juste reconnaissance économique de son travail artistique. Demander de l’argent équivaut à demander du pouvoir, et le pouvoir n’aurait pas de contours féminins, répondant à
des valeurs masculines comme la puissance et la reconnaissance sociale, ce que les femmes s’interdisent.
Une question de légitimité
L’activité de création littéraire n’a pas ou peu de reconnaissance professionnelle. Les artistes-auteurs sont dénués d’attributs statutaires et sociaux suffisamment solides juridiquement pour être protecteurs. Cette réalité politique et sociale semble répondre au fantasme de l’artiste talentueux libéré des besoins primaires. Une sorte de double inatteignable, pour certains, méprisable. Ce comportement social paradoxal, qui méprise et humilie celles et ceux qu’il pourrait admirer et protéger, affecte d’autant celles qui ont fait un choix a contrario des injonctions. Ce contexte accroît alors chez les créatrices le sentiment d’illégitimité, d’imposture sociale et sociétale. Elles sont très nombreuses à manquer de repères familiaux valorisants, à vivre des situations personnelles précaires, ou à dépendre d’un conjoint qui solidifie la situation financière du foyer.
Ces constats, qui reflètent largement l’organisation de la société dans son ensemble, indiquent l’influence d’une société patriarcale qui soumet encore et toujours la femme à l’autorité des valeurs masculines.

Négocier © Julien Revenu
Des inégalités entretenues
Dans le contexte économique libéral et capitaliste, aucune industrie n’a fait le choix de rémunérer justement ses travailleuses et travailleurs. Les industries culturelles, dont l’industrie du livre, n’y échappent pas. Au manque de respect de la valeur produite par les travailleuses et travailleurs s’ajoute l’inégalité des rémunérations entre les femmes et les hommes****. Le flot de représentations fantasmatiques entourant le domaine de la création brouille densément la vision pragmatique d’une économie libérale qui s’enrichit sur le travail des créatrices et créateurs.
Frein encore plus puissant en ce qui concerne la littérature jeunesse, domaine qui dépend principalement des créatrices. Les postes à responsabilités et donc de décision dans les groupes et grandes maisons d’édition sont principalement tenus par des hommes*****, qui, en matière de négociation, sont rompus à reproduire les schémas de la société patriarcale défavorables aux femmes. Modifier l’ordre des choses semblerait-il contre-nature, oserais-je dire maléfique, pour la gent masculine ?
En route vers la vertu
Si on part du principe que l’industrie du livre s’essaye à l’écologie vertueuse, pourquoi ne pas commencer par l’économie vertueuse. L’étendard écologique fédère de manière démagogique, là où la question économique divise de manière idéologique. L’économie capitaliste tue le vivant de quelque point de vue où l’on se place. Le vivant naturel et animal disparaît de la planète tandis que le vivant humain s’aliène au darwinisme social. À partir de ce constat, il semble inopportun de tenter d’attendrir l’industrie en lui présentant les impacts polluants de son activité quand on oublie de considérer les impacts sociaux dévastateurs de son schéma économique. Contourner le vrai sujet de l’activité humaine industrielle qu’est le traitement inapproprié et injuste de ses productrices et producteurs de valeur que sont les travailleuses et travailleurs par un questionnement purement écologique est une trahison du vivant. L’industrie du livre peut et doit répondre aux enjeux sociaux et écologiques d’ici et maintenant. Elle doit ouvrir la voie pour continuer à se regarder en face car elle ne peut pas s’enrichir sur des ouvrages écologistes dénonçant le désastre environnemental ou des ouvrages féministes qui réclament l’égalité femme-homme sans considérer socialement celles et ceux qui la font vivre. Si la vertu résonne encore chez chacun, commençons par considérer l’autre comme une priorité, un égal et non un faire-valoir.