Éditrices et éditeurs indépendants : quelle liberté d'éditer aujourd'hui ? #3
Illustration : Yoel Jimenez
Des censures « traditionnelles » aux censures insidieuses
Si l’étude n’est pas achevée, il est toutefois possible d’en présenter quelques grandes lignes.
D’abord, l’étude revient nécessairement sur la censure d’État, une censure « classique » qui sévit encore dans plusieurs pays, sous des procédés divers : la fermeture de maisons d’édition, la confiscation et l’interdiction de livres, l’arrestation, l’emprisonnement d’écrivains, d’intellectuels et d’éditeurs. Ainsi, face à la censure d’État en Iran, des éditeurs persanophones exilés en Europe et en Amérique du Nord ont créé le Salon du livre non-censuré (Uncensored Book Fair), se déroulant dans une quinzaine de villes d’Europe et d’Amérique du Nord, en même temps que le Salon du livre de Téhéran. Leur but est de faire vivre une littérature non censurée, malgré les oppressions politiques du régime iranien, et de la censure sociale qui en découle – générant nécessairement de l’autocensure, avec des effets à long terme*.
Certain.e.s éditrices et éditeurs évoquent en effet des « zones grises » dans de nombreux pays : il n’y a pas de systématisme de la répression, mais une épée de Damoclès, la conscience que des représailles discrétionnaires peuvent tomber, alimentant l’inquiétude permanente et une insidieuse autocensure.
Si une censure politique traditionnelle est encore à l’œuvre, les témoignages montrent que des formes de censure plus « subtile » et indirecte sont tout aussi présentes aujourd’hui. Cela peut se manifester par le biais d’interventions indirectes du pouvoir en place : les éditeurs parlent par exemple de redressements fiscaux intentés à dessein, de complexités administratives pour obtenir un ISBN, ou pointent l’absence de politiques publiques du livre, empêchant ou freinant le développement de la lecture, des bibliothèques, des lieux de lecture… et finalement, de l’esprit critique.
La censure sociale (que l’on pourrait appeler la censure de la rue, de la foule), abondamment évoquée par les éditrices et éditeurs inteviewé.e.s, n’est pas une censure directe de l’État, mais pour autant, elle n’est pas questionnée ou remise en cause par l’État. Du jour au lendemain, le voisin, l’imprimeur ou l’ami peut devenir le censeur – c’est notamment dans un tel contexte que l’autocensure se développe fortement.
Beaucoup décrivent également la présence de groupes économiques dominants, en connivence avec les pouvoirs politiques. Un éditeur sud-américain évoque par exemple dans un entretien « des groupes dominants, qui ont le contrôle, le pouvoir économique, le pouvoir de la presse et le pouvoir des gouvernements la plupart du temps. [Cela se traduit dans] une lutte dans le discours, une lutte dans la parole (…). On le voit dans toute l’Amérique latine, c’est très clair, ça se passe au Brésil aujourd’hui, c’est la presse qui est devenue le porte-parole des discours des grands groupes économiques dans nos pays. Ils contrôlent presque toute la presse. »
Ces mécanismes incarnent une censure du marché, et vont de pair avec une censure économique, mais aussi, avec « le rôle stratégique joué par le droit dans la cartographie contemporaine des rapports de pouvoir et de domination. » comme l’analyse Anne-Marie Voisard, dans l’essai Le droit du plus fort**. Car « si les forces de l’oligarchie bataillent sur tous les fronts pour imposer leur « raison », le droit est plus que jamais le terrain privilégié, le langage de prédilection, et l’arme principale par lesquels une poignée de puissants font aujourd’hui régner leur loi »***.
Bien que l’étude ne soit pas basée sur une approche géographique, certaines caractéristiques liées à des rapports de domination se retrouvent dans les zones que nous appellerons « les anciennes colonies », comme le décrit Paulo Slachevsky, des éditions LOM au Chili : « la circulation du livre en Amérique latine est limitée et dominée par l’Espagne à travers un flux unidirectionnel. Les caractéristiques de ces flux font de nous un pays consommateur plutôt que producteur de livres en langue espagnole. Un exemple frappant de cette domination culturelle est que notre enseignement est effectué majoritairement avec des livres produits par des maisons d’édition de pays du Nord .****» De manière comparable, un des enjeux prioritaires pour les éditeurs africains – confrontés à la prédation des groupes du Nord sur les marchés des livres scolaires, à la pression de l’exportation de livres édités au Nord, confrontés aussi aux pratiques de dons de livres – est de devenir le centre de gravité de leur production éditoriale. Ces contextes de domination constituent finalement l’une des entraves les plus importantes à leur liberté d’éditer, tout simplement parce qu’il s’agit de leurs conditions mêmes d’existence. Or, « si on veut sortir du sous-développement, ou du chemin des pays en voie de développement, c’est fondamental d’avoir une population avec une capacité critique, une capacité créative », explique Paulo Slachevsky dans son entretien.