Presse et censure au XIXe siècle

Article et illustrations de Fabrice Erre, auteur de bandes dessinées et professeur d'Histoire, Géographie, Enseignement moral et civique à Perpignan.

Au XIXe siècle, la France effectue une longue transition démocratique, de la monarchie absolue à la République, au cours de laquelle les journaux rivalisent avec le pouvoir. La presse représente alors le principal vecteur de la parole publique, tandis que la censure constitue l’arme principale grâce à laquelle le pouvoir tente de contenir cette parole. Il faut près d’un siècle, de 1789 à 1881, pour que la première fasse la conquête de la liberté d’expression à laquelle une société démocratique aspire. 

Avant la Révolution, la presse existe mais, entièrement contrôlée par le pouvoir royal, elle n’en est que le porte-parole. La situation se renverse en 1789 : le peuple s’empare de la liberté d’expression et pendant trois ans une multitude de journaux fleurissent. Le roi étant dépossédé de ses prérogatives, la censure disparaît brutalement, mais pas durablement. Toutes les opinions se déploient dans la presse, jusqu’à ce que la situation politique se tende et menace cette jeune liberté : sous la Terreur, les paroles peuvent conduire à l’échafaud. En mettant fin au système fermé mais stable de la censure royale, la Révolution a donc libéré la parole sans pouvoir déterminer quel était son espace légitime et possible d’expression. Dans ce contexte incertain, la censure est finalement rétablie par Napoléon, qui veut en finir avec le caractère impétueux de la Révolution : il n’admet en 1811 l’existence que de quatre quotidiens à Paris, étroitement encadrés. Mais cette rigueur retrouvée tient au prestige de l’Empereur, et elle ne peut plus être appliquée aussi ouvertement après lui.

Les régimes qui lui succèdent doivent se montrer plus nuancés : de retour au pouvoir en 1814-1815, les rois se trouvent obligés de composer avec des Français désormais attachés aux libertés promises par la Révolution. La presse devient de fait un « quatrième pouvoir », où des leaders politiques débutent leur carrière, et il n’est plus possible de la museler complètement. La censure se fait alors moins frontale, se déclinant en de multiples tracasseries administratives (droit de timbre, autorisations diverses) que la presse parvient à surmonter, quitte à pratiquer l’allusion et la provocation masquée. Elle finit même par acquérir la capacité de renverser le régime : en 1830, le mot d’ordre de la Révolution de Juillet a été lancé par des journaux indignés des prétentions du roi Charles X à rétablir plus fermement la pression sur eux.

Le nouveau souverain, Louis-Philippe, se voit contraint d’affirmer dès son arrivée sur le trône que « la censure ne pourra jamais être rétablie ». Une promesse difficile à tenir face à une presse qui ne tarde pas à se déchaîner contre lui. Le pouvoir cherche donc des moyens de la contrer, en poursuivant articles et dessins hostiles perçus comme des « offenses à la personne du roi ». Les caricaturistes contournent cette stratégie en représentant le roi sous la forme d’une poire : quel juge prendrait le risque ridicule de condamner un tel dessin ? Les tentatives de censure stimulent donc leur imagination et le succès de ce motif est immense : des milliers d’anonymes en griffonnent sur les murs. Ces provocations finissent par exaspérer le pouvoir qui, en 1835, impose l’« autorisation préalable » des dessins. L’équilibre de la lutte est donc difficile à atteindre, et le pouvoir obtient provisoirement le dernier mot.

Charles Philipon, « Croquades faites à l’audience du 14 nov. (Cour d’Assises) », La Caricature, n° 65, 26 janvier 1832
Illustration de Fabrice Erre, 2019


La Deuxième République, proclamée en 1848, chasse Louis-Philippe et renoue avec une liberté totale d’expression, mais l’embellie est de courte durée. Après les émeutes de juin et l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence, le régime se durcit jusqu’à dériver vers un nouvel empire en 1852. Napoléon III retrouve les réflexes de censeur de son oncle, mais une nouvelle génération de satiristes de presse s’amuse à tester les limites qu’il a imposées. Dans La Lune, André Gill multiplie les allusions provocatrices, dessine en 1867 l’empereur sous les traits du bandit Rocambole. La Lune est interdite : Gill lance alors L’Eclipse. Il imagine aussi de donner un corps à la censure, baptisée Anastasie, vieille femme armée de ciseaux gigantesques. La censure devient elle-même un objet de moquerie, une sorte de vieillerie anachronique : peu à peu elle perd inexorablement du terrain.

André Gill, "Madame Anastasie", L'Eclipse, n° 299, 19 juillet 1874
Illustration de Fabrice Erre, 2019

La IIIe République, proclamée en 1870 met du temps à se consolider face à ses adversaires royalistes. Alors qu’elle a, par nature, vocation à donner toute son ampleur à la parole publique, son avenir reste incertain pendant une dizaine d’années. Mais l’un de ses premiers gestes une fois bien implantée consiste à enfin inscrire la liberté de la presse dans la loi. Le texte, voté en 1881 détermine les conditions qui la régissent encore de nos jours : pas de contrôle préalable des publications, expression libre dans les limites de la diffamation et de l’atteinte aux personnes. C’est l’aboutissement d’un long bras de fer entre le pouvoir et les journaux. C’est aussi une victoire sur le long terme : depuis, la censure exercée par le pouvoir a disparu, excepté en temps de guerre. 

La lutte entre presse et censure au XIXe siècle a donc été un des processus fondateurs de notre démocratie, auquel nous devons aujourd’hui beaucoup. Pour autant notre époque reste vigilante car de modernes « Anastasie » ne manquent pas de surgir parfois là où on ne les attend pas, quand les caricaturistes contemporains, de Charlie au New York Times se trouvent par exemple menacés et non soutenus lorsqu’ils poursuivent un combat finalement jamais tout à fait achevé.


Fabrice Erre © Cécile Gabriel

Fabrice Erre est enseignant et auteur de bande dessinée. Il a publié, seul ou en collaboration avec Fabcaro et Terreur graphique, plusieurs ouvrages (6 Pieds sous terre, Dargaud, Fluide glacial, Vide cocagne) et participe régulièrement à des revues de bande dessinée (Fluide glacial, Spirou, La Revue dessinée). Dans son blog associé au site du Monde, Une année au lycée, il raconte son quotidien de professeur. Agrégé et docteur en histoire, il a également soutenu une thèse sur la presse satirique du XIXe siècle et publié un essai sur la caricature politique.