Le Sens, la Censure #1
Illustration : Yoel Jimenez
Sait-on si bien que cela, sans jamais l’avoir éprouvé, le poids de la Censure ?
Censure. Le mot est lâché. Du spectre des libertés bafouées, on redoute le visage. C’est sans regret et en vain, ici et maintenant, que l’on en guette l’ombre immédiate. Les modes de censure, d’interdiction, d’oppression directe, sont plutôt des mauvais souvenirs, mais rien de ce qui est terrible n’est jamais fermé, et « le ventre est encore fécond … ».
Ici donc, rappelons-le, la liberté ne fut pas toujours un bien commun. Serions-nous dès lors dans un présent sans formes de contraintes sur les libertés publiques, qu’on verrait trop naïvement évidentes et aisées ? Et les empêchements, les sanctions, les interdits, les humiliations, ne prennent-ils pas d’autres chemins que la violence de la censure ? Dans l’Europe où nous vivons, comment ces censures s’adaptent-elles aux nouveaux modes de domination, économiques, sociaux, culturels, et comment les gouvernements qui les produisent les font circuler, troquant d’apparentes libertés contre des espoirs perdus ? Ou bien ailleurs, quelle actualité savamment et perfidement renouvelée ? Dans les états d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine, où le tranchant du ciseau vient couper le papier, le film, l’œuvre d’art, quand ce n’est pas la main ou la langue, et le couteau du bourreau.
Quelle que fût son origine, la censure apparaît toujours comme d’essence religieuse. Religion d’état, du dogme, la censure est l’arme suprême. Il faut ligoter la parole, s’il le faut allons jusqu’à arracher la langue.
Toulouse. 1580. Ici, Giordano Bruno raccourcit son séjour, la prudence l’éloigne de la Ligue, celle des intégristes catholiques. À Rome, en 1600, l’Inquisition va lui clouer la langue sur un mors de bois, avant de l’enflammer et de le brûler vif. Ne fut-il pas encore l’un des premiers à subir la « censure » pour ses publications, ces livres nouveaux pour lesquels Église et Inquisition inventèrent l’Index ?
Quand elles ne relaient pas les mises à l’Index, toutes ces interdictions sont régaliennes. En France, les libraires de Paris et des provinces sont autorisés du fait de « privilèges » « et leurs livres soumis à une censure royale préalable ». Il faut l’engagement d’un homme d’état redoutable et d’un homme d’église convaincu pour avoir conçu un système aussi parfait du contrôle des esprits. Le Cardinal de Richelieu est ici à sa place.
Toulouse. 1671. Ici, Pierre Bayle a vingt-quatre ans lorsqu’il laisse l’enseignement des Jésuites et choisit l’errance après avoir retrouvé la religion protestante. Ses livres rejoignent l’Index, naturellement. Les philosophes des Lumières, dans leur grande majorité, vont l’y rejoindre. Qu’ils soient français, anglais, italiens ou allemands, leur conception du monde, de l’homme, et de l’univers, ces écrivains, ces philosophes voient si souvent leurs livres frappés d’interdiction !
Toulouse. 1765. L’action de Voltaire provoque la réhabilitation de Jean Calas, roué vif trois ans plus tôt. Mais ailleurs, l’air est toujours aussi vicié, et le mensonge plus prompt que la vérité dans les jugements. Le Chevalier de la Barre meurt roué, la langue coupée (encore la langue !) en 1766 à Abbeville. Et dans le même temps, de Voltaire des livres sont interdits, comme l’est sa présence à Paris.
Toulouse. Paris. 1789. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas prévus par la loi. L’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est inscrit dans le fer des armes de la Révolution avant le marbre des frontons de la République. Pour autant, rien de cela n’en garantit la pérennité. Dans le siècle qui suit , et qui fut celui de la technique, il y aura, d’un empereur à l’autre, d’un roi à un autre, restauration d’un ordre appelant la censure. La République, qui partagea le pouvoir avec les souverains couronnés, ne fut jamais en reste avec cette pratique, au nom de la morale, de la loi, et de la « sécurité ». Est-ce au nom du « sauf à répondre de l’abus de cette liberté » que nous dussions l’amender plus que la partager. C’est bien dans ces quelques mots de l’article 11 que se fabriquèrent les interprétations, se décidèrent les interdits et se produisirent les fractures.