Le risque du consensuel

Article de Sylvie Gracia, éditrice et autrice

« Le premier risque, pour nous, auteurs, illustrateurs et éditeurs, c'est celui, insidieux, de l'autocensure. »
Voici ce que j'écris, en février 2014, dans Livres Hebdo, lors de l'affaire Tous à poil, cet album pour enfants de Claire Franek et Marc Daniau, publié aux éditions du Rouergue trois ans auparavant, que Jean-François Copé, alors président de l'UMP, désigne à la vindicte lors d'une émission politique. L'affaire eut énormément d'écho, et ce fut une occasion en or pour défendre une certaine conception de la littérature jeunesse, la même depuis l'origine du Rouergue jeunesse, lorsqu’Olivier Douzou publia l'album Jojo la mache (1993), une histoire de vache, d'étoiles... et de mort. 

Peut-on vraiment tout évoquer avec les enfants ?

C'est une idée assez simple, après tout, qui nous guide : on peut parler de tout avec les enfants. Parce que les meilleurs des auteurs et illustrateurs jeunesse sont des artistes, et leur sensibilité les place à hauteur de l'imaginaire, des peurs et des rires des enfants. 

Couv_Jour_du_Slip

Depuis l'origine du département jeunesse au Rouergue, il y a eu des offensives régulières, par exemple, « Vous n'avez pas honte de parler des SDF aux enfants ? » pour Les petits bonshommes sur le carreau, d'Olivier Douzou et Isabelle Simon en 1998. Dans cette fin de XXe siècle, Danielle Dastugue, fondatrice de la maison, reçoit des lettres, signées ou non, menaçantes ou pas, auxquelles elle répond toujours.

Avec l'arrivée des réseaux, les attaques sont plus pernicieuses et parfois massives. En 2014, la semaine précédant l'affaire Copé/Tous à poil, un de nos romans pour jeunes lecteurs, Le jour du slip/Je porte la culotte, d'Anne Percin et Thomas Gornet, est visé par des attaques multiples et concertées sur des blogs et des sites, des appels à boycott sur Twitter, des dénonciations sur Amazon. On appelle au lynchage des deux auteurs, on fouille leur vie privée, on les caricature sous les noms de Anne Porcinet et Thomas Goret... 

Risquer de s’affranchir de l’interdit…

On est alors dans un contexte de guerre idéologique contre la supposée « théorie du genre » qui serait enseignée dans les écoles. Une nouvelle fois la littérature jeunesse – qu'on dédaigne plutôt en temps ordinaires – est prise à parti dans des polémiques. On brandit des livres pour enfants pour dénoncer l'homosexualité ou la banalisation de la violence. Bien sûr, pas mal de tabous sont tombés ces vingt dernières années, parce que les mœurs ont évolué. On peut parler d'à peu près tout dans les livres pour enfants, le corps, la violence, la sexualité, la famille, la mort, les questions sociales, la politique. Aucun livre du Rouergue n'a jamais été interdit. 

On est plutôt fiers que certains d'entre eux aient fait bouger les lignes, car une liberté ne s'use que si l'on ne s'en sert pas. Par exemple, lorsqu'en 1998 le Rouergue publie son premier roman pour adolescents, son titre est un manifeste : Cité Nique-le-Ciel. Mettre le mot « niquer » dans un titre, c'est un coup de poing, à l'époque, et je crois que ça le serait encore aujourd'hui. Son auteur, Guillaume Guéraud, qui vingt ans plus tard n'a rien perdu de son mordant, y parle de quartiers pourris, de rêves impossibles, d'overdose et de flics. Son héros s'appelle Rachid et sa langue orale frappe – et choque les lecteurs. 

En publiant ce livre-là, le Rouergue sait qu'il s'affranchit du cadre de la loi de juillet 1949 sur les publications pour la jeunesse car il coche pas mal de cases interdites. La maison fait alors le choix audacieux de ne pas le catégoriser jeunesse, de ne pas y apposer la mention obligatoire « loi de juillet etc. », et de ne pas l'envoyer à la commission*. On fera de même pour tous les livres suivants, c'est ainsi que naîtra la collection « doado ». Elle se construira avec une certaine vision de la littérature pour ados, exigeante et souvent offensive – comme on peut l'être à 15 ans.

…pour éviter de tomber dans l’autocensure et le consensuel


Bien sûr, certains de ces romans auront des « problèmes », disons que cela relève du débat démocratique ! Le faire ou mourir (2011) de Claire-Lise Marguier, par exemple, retiré d'un prix jeunesse en région sous pression de responsables de l'Éducation nationale. Je reconnais qu'il m'est quelquefois arrivé de souligner en marge d'un manuscrit jeunesse un passage, un mot, mais il m'arrive aussi de le faire en littérature générale. Dans ces cas-là, je ne dis pas à l'auteur, « Tu crois pas que là, tu y es allé(e) trop fort ? » mais plutôt « Je crois que là, ton texte ne sonne pas juste ». Car dans l'écriture, pour les jeunes comme les adultes, tout est toujours affaire de justesse du regard.

Alors qu'on fête les 70 ans de la loi de juillet 1949, ce que m'inquiète le plus, au-delà des débats récurrents sur les limites de la liberté d'expression en littérature jeunesse, ce serait plutôt une sorte de censure économique molle, celle qui fait émerger les livres consensuels et faciles à lire – contre les livres dérangeants, par leur thème ou leur écriture. L'autocensure des éditeurs se tient souvent là : préférer le « risque zéro ». Or, les livres qui peuvent nous bouleverser, à 5 ou à 50 ans, sont rarement des livres anodins...


Sylvie Gracia © Amaury Da Cunha 

Sylvie Gracia
Éditrice  et autrice, Sylvie Gracia a créé aux Éditions du Rouergue la collection« la brune » et a longtemps dirigé les collections de romans pour la jeunesse. Elle est désormais éditrice en littérature générale aux éditions L'Iconoclaste.


* Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l'enfance et à l'adolescence, instituée auprès du ministère de la Justice. Cette commission, composée d'une trentaine de membres parmi lesquels des représentants de plusieurs ministères, du Parlement, des associations familiales, de l'enseignement public et privé ou encore des éditeurs, dessinateurs et auteurs a pour mission d'étudier a posteriori une liste d'ouvrages parmi tous ceux publiés et de :
- proposer toutes mesures susceptibles d'améliorer les publications destinées à la jeunesse ;
- signaler toute infraction ou agissement par voie de presse susceptible de nuire à la jeunesse ;
- donner son avis sur l'importation en France de publications étrangères destinées à la jeunesse ;
- signaler au ministre de l'Intérieur les publications susceptibles de justifier des interdictions de parution.