« Les livres pour enfants sont-ils dangereux ? » Une exposition à la Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France - Centre national de la littérature pour la jeunesse
Adjointe au Directeur, Responsable du Centre de ressources
Commissaire de l'exposition « Ne les laissez pas lire - Polémiques et livres pour enfants », BnF, 17.09 < 01.12.19
Abbé Louis Bethléem, Romans à lire et romans à proscrire [...],
O. Masson, 1906 (3e édition), BnF, Arsenal
« Pour nous, pères et mères, redoutable la question posée par nos filles : Puis-je lire ce livre? […] si le temps, les moyens, la compétence nous manquent, la Revue des lectures du célèbre et éminent abbé Bethléem, est là pour nous aider et nous dire tout ce qui doit être dit, pour passer au crible le plus sûr et le plus impartial la pâture qui peut ou doit être donnée à nos enfants. »
Ainsi s’exprime le journaliste Noël Pinat, dans le journal La croix des Hautes-Alpes, le 24 avril 1927, pour recommander la Revue des lectures, guide à l’intention des familles catholiques et au-delà, édité par l’abbé Bethléem, figure influente de la France de l’entre-deux guerres, surnommé le Père fouettard de la littérature, et considéré par l’historien Jean-Yves Mollier comme le principal inspirateur de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications pour la jeunesse, dont l’année 2019 marque le 70e anniversaire.
Aujourd’hui on formulerait sans doute la question un peu différemment, mais le désarroi ou l’inquiétude latente des parents amenés à choisir un livre pour un enfant est toujours bien présente. Les libraires, les bibliothécaires sont des témoins quotidiens du contrôle parental exercé sur les lectures des enfants, que les adultes tentent souvent de protéger d’images ou de textes trop violents, trop explicites sur le plan de la sexualité, ou contraires aux valeurs qu’ils souhaitent transmettre.
L'exposition « Ne les laissez pas lire ! Polémiques et livres pour enfants » présentée à la Bibliothèque nationale de France cherche à explorer cette question du regard adulte sur les lectures enfantines, en s’attachant plus particulièrement à celles qui ont été au fil du temps condamnées, dénoncées, pour reconstituer une sorte d’ « Enfer » des livres pour enfants, présenté de manière chronologique du début du XXe siècle à aujourd’hui, sous forme de reproductions assorties de citations explicitant les critiques énoncées.
Comment ce regard a-t-il évolué au fil du temps, en fonction des remous politiques et sociaux qui ont pu agiter la société française ? Quels sont les interdits qui pèsent sur ces livres ?
Petit aperçu de quelques citations choisies parmi ce parcours.
« Qui sait si ces récits d'apaches ne créent pas, précisément, des vocations d'apaches ? Les juristes qui étudient les causes de l'augmentation de la criminalité juvénile y ont-ils songé ? »
Parmi les cibles de l’abbé Bethléem, figurent en bonne place les illustrés pour la jeunesse (c’est-à-dire les journaux de bandes dessinées comme L’Épatant, le Journal de Mickey) et les héros américains comme Buffalo Bill et sa troupe, très populaire après sa tournée sensationnelle en France en 1905. L’influence pernicieuse des journaux pour enfants et leur rôle présumé dans le développement de la délinquance juvénile seront un des principaux motifs du vote de la loi sur les publications pour la jeunesse en juillet 1949.
L’Épatant : tous les jeudis pour toute la famille,
n° 9, 4 juin 1908
BnF, Droit, économie, politique
Buffalo Bill, le héros du Far-West, n°5, [1907]
BnF, Littérature et art
Le Journal de Mickey, n° 1, 21 octobre 1934
© Journal de Mickey, Walt Disney
BnF, Droit, économie, politique
« La sexualité et le sadisme, qui s'expriment dans des dessins indécents et suggestifs (femmes déshabillées, provocantes, attitudes lascives) qui obsèdent le cerveau de l'adolescent […]. Tout cela se retrouve dans les Tarzan, Donald, Super-Boy, Youmbo, Zorro, etc. »
Dans cette brochure publiée à l’issue d’un congrès de l’Union des femmes françaises (proche des communistes), les auteurs dénoncent le rôle néfaste des bandes dessinées américaines, dénonciation qui fait l’objet d’un large consensus à l’époque.
« Ces petits voleurs, c'était une accroche spéciale pour les enfants de ZEP […] Je voudrais, moi, par tous les moyens, faire entrer le livre là où il n'entre jamais […] Il faut parler de tout, ou alors de rien ! […] Pour que les enfants s'ouvrent au monde extérieur, il leur faut le maximum d'informations, pas seulement celles de leurs parents. »
Azouz Begag réagit à l’annulation en juin 1992 par l’inspecteur d’académie d’une rencontre prévue dans une école de Toulouse, à propos de son livre Les voleurs d’écriture (Seuil, 1990) qui raconte l’histoire d’un jeune garçon, désorienté après la mort de son père, qui se lance dans le cambriolage...d’une bibliothèque.
« Victoire ! Les éditions Milan ne réimprimeront pas le livre !
Vendredi matin nous avons été nombreux à trouver sur la page Facebook The Nasty Uterus des photos tirées du livre On a chopé la puberté paru aux éditions Milan. Son contenu a profondément choqué : 148 000 d’entre vous ont signé cette pétition en moins de 48 heures. »
En mars 2018, une pétition en ligne demande le retrait du livre On a chopé la puberté, publié aux éditions Milan. Ce documentaire à destination des jeunes filles est accusé de véhiculer des préjugés sexistes. Prenant acte de la polémique et de son ampleur, l’éditeur annonce qu’il ne réimprimera pas le livre, épuisé après un premier tirage de 5 000 exemplaires.
Marine Planche, Bibliothèque nationale de France - Centre national de la littérature pour la jeunesse
Adjointe au Directeur, Responsable du Centre de ressources
Commissaire de l'exposition
Illustration © American Library Association
Informations pratiques
Exposition « Ne les laissez pas lire ! Polémiques et livres pour enfants ». Bibliothèque nationale de France, allée Julien Cain, Paris
17 septembre – 1er décembre 2019 - Accès libre
>> À paraître : Dossier « Ne les laissez pas lire ! », Revue de la BnF n°60, Printemps 2020