Le Sens, la Censure #2
Illustration : Yoel Jimenez
Il n’est pas utile ici de revenir sur l’histoire des deux siècles passés, et des turpitudes qui les encombrèrent, lorsque furent mises à mal les libertés d’auteurs ou d’éditeurs, surpris de devoir rendre compte à la justice de leur engagement, ou de leur création littéraire ou artistique. Mais peut-être n’est-il pas inutile de rappeler les deux périodes les plus récentes au cours desquelles la censure sut exercer son autorité, soit par l’usage d’une certaine violence répressive, soit au moyen d’une emprise qui aura entravé les libertés de chacun.
L’Europe connut entre les deux guerres les dictatures, les oppressions. On sut en Allemagne et en Espagne recourir aux bûchers des autodafés, c’était le moyen le plus spectaculaire de dissuader les écrivains d’accorder leur liberté à la société qui était la leur et à ses gouvernants. Ce furent des années d’exodes. Les listes d’écrivains interdits de publication furent, ici en France, une des armes de la collaboration. Il n’y a de cesse de rappeler de cette soumission la honte qu’elle produisit, mais aussi l’affranchissement que nous devons aux œuvres condamnées et à celles et ceux qui choisirent l’exil.
La liberté retrouvée en 1945, à la défaite de l’Allemagne nazie, ne le fut pas pour tous. La censure restait une arme absolue au-delà du « Rideau de fer ». Elle était différente, mais humiliante aux USA, où le sénateur McCarthy « encourageait » la délation. Mais ici, dans cette partie d’Occident un peu véhémente, jalouse de sa langue et de ses intellectuels engagés, et si empressée d’être exemplaire, les dernières guerres coloniales, la « question algérienne » ou la « fraternité » avec les pays dominés en Afrique, produisirent les dernières censures de l’État ou les violences de factieux liberticides.
Mais ici, dans les années du gaullisme et dans une société qui voulait montrer son goût pour l’ouverture, la morale héritée du siècle précédent mettait en procès le Marquis de Sade et ses éditeurs, condamnait les femmes avortées, et n’hésitait pas à limiter les élans de la presse.
La génération de libraires et d’éditeurs à laquelle j’appartiens n’a pas eu à faire ses preuves dans un des combats pour la liberté, où se mobilisèrent écrivains et professionnels des livres nés entre les deux guerres. À la fin des années 70, nous avons hérité, à quelques détails près, d’une situation « confortable », où tout pouvait s’écrire, se dire. C’est au retour du religieux que nous avons dû les premières résistances aux évidentes formes d’une liberté totale que nous avions en usage. C’est avec Salman Rushdie et les Versets sataniques que nous avons redécouvert la dimension de la censure, venue d’ailleurs, noire et menaçante, d’une extrême violence, en écho à un livre d’avant l’imprimerie, et avec le soutien d’une technique mondialisée. On sait les suites, elles n’ont pas touché que les livres ou la presse, mais des sociétés et des pays entiers, soumis à des factions intégristes de plus en plus puissantes et développées.