Le politique en bibliothèque, aperçus #3
Illustration de Claude Ponti réalisée pour un badge pour le compte de « L'ABF contre la censure » (2014)
Impressions politiques
La formule « on pourrait multiplier les exemples » ne valant donc pas et n’en ayant pas d’autres significatifs dans ce registre, je passe au second point. De fait, après trente-cinq années, soit une génération d’élus et de bibliothécaires, passées à la direction de bibliothèques territoriales, donc au contact desdits élus et desdits bibliothécaires, je voudrais avancer quelques réflexions, impressionnistes et tirées de mon expérience de terrain en tant que directeur de bibliothèque, président d’association nationale (ABF) ou régionale (agences du livre, structures de coopération des bibliothèques) ; cela en grande souplesse et spontanéité absolue sur la forme (donc décousue) et en toute humilité citoyenne et gourmandise professionnelle pour le fonds (donc soumis bien volontiers à l’emporte-pièce conceptuel et par nature à débat).
Ce sont surtout les postures, de part et d’autre d’une frontière qui au fil du temps s’est bien modifiée qui m’intéresseront. Ces postures, en une génération, ont varié du tout au tout offrant d’un bout à l’autre des natures complètement opposées à la suite de glissements sur lesquels on doit s’arrêter.
On s’y attendait, le terminus a quo est bien 1981 : je n’existe pas professionnellement avant cette date mais surtout les élus n’existent pas non plus (c’est une image), pas encore ou pas dans ce nouveau paradigme que vont instaurer les lois de décentralisation.
Ainsi pour mon premier poste, comme directeur de BCP (Bibliothèque centrale de prêt de département), 1er septembre 1982, je travaille encore directement avec Paris, le bureau des BCP : pas d’élu à l’horizon (en revanche rendez-vous de prise de poste… avec le préfet de région !). Pas beaucoup non plus d’impact immédiat en ce début des années 80 où les bibliothécaires vivent donc toujours dans un univers apolitique en terme de tutelle vécue, les élus ayant encore plutôt mauvaise presse professionnelle et leur éventuelle intervention étant présupposée ingérente par définition.
Revenons à nos postures que plusieurs problématiques sous-tendent. Première problématique : les représentations, les imaginaires. La représentation des élus dans la population est très largement caricaturale, caricature exploitée avec le succès que l’on sait par les populismes. Mais quand bien même le thème du « tous pourris » ne correspond pas à la réalité de milliers d’engagements quotidiens, bénévoles et désintéressés et que ce rappel est sans doute inutile pour une profession un tant soit peu avertie comme la nôtre, ladite profession reste tout de même assez largement ignorante de la culture propre des politiques. Qu’est-ce qui meut les politiques, quels sont les ressorts exacts de la décision, qu’est-ce qui fera que tel projet passera devant tel autre, quels sont les poids respectifs du politique proprement dit, de la communication, quel est le rôle exact des cabinets, qu’en est-il de l’agenda, etc. ?
L’agenda politique est sans doute le territoire le mieux appréhendé par les bibliothécaires : c’est un agenda par définition citoyen, les rendez-vous électoraux le rythment et on a bien idée de ce qu’il faut faire (et aussi ne pas faire) en début de mandat, en milieu de mandat et en fin de mandat. La question du pouvoir et de son exercice est, elle, un champ plus complexe d’accès et peut concerner deux points de vue : avec qui et combien de temps. Avec qui : c’est la question des majorités et des oppositions, des alliances, du poids des adjoints, et c’est une question qui en cours de mandat peut évoluer. Pendant combien de temps, c’est la problématique de l’agenda mais aussi et surtout de la majorité et du succès aux élections. Par nature le pouvoir a plutôt tendance à vouloir être reconduit, cette envie de permanence se heurtant de façon évidente au principe de renouvellement démocratique qui fonde l’élection. Et si la campagne est un moment précis de cette vie démocratique, les tensions qui la tendent et sous-tendent perdurent tout le mandat : le cabinet est là pour les gérer. Son rôle n’est pas toujours bien saisi, une des clés d’accès pourrait être la fonction de protection, de filtre pour ne pas dire de parapluie.
L’affichage ensuite : sur quoi le pouvoir municipal va-t-il communiquer et s’engager (ou le contraire évidemment, s’engager et communiquer) ? Une communication toujours proche dudit pouvoir parce que chargée de l’illustrer : les bibliothèques sur ce terrain sont-elles « de bons clients » ? Les choses ont varié : un passé récent n’a pas été favorable à nos établissements dont le projet se déploie sur une longue durée, plus d’un mandat en tout cas et à l’aune d’années communicantes à l’excès, le festival par exemple, rapide, léger budgétairement, communicable, a souvent pris le pas sur le projet lourd, long et coûteux (« Monsieur Eboli, les bibliothèques maintenant, c’est trop cher ») ; à l’heure toutefois de bien des replis, pas seulement budgétaires, des voyants rouges clignotant de plus en plus fort dans les cités et donc dans la Cité, à l’heure aussi où la bibliothèque s’affirme militante et citoyenne, les choses changent et la bibliothèque hier sinon récusée du moins en itinéraire bis se voit surexploitée et mise sur tous les terrains : vivre et faire ensemble, innovation numérique, nouvelles citoyennetés ; avec la bibliothèque, le couteau suisse des politiques culturelles est tout trouvé. Notons en passant que le regard inverse, celui du politique porté sur le bibliothécaire, lui aussi a varié, du respect lointain à la complicité co-constructrice : autre vaste sujet.